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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

excuser au roi d’Arragon. Le comte le fit, et envoya lettres et un sien chevalier messager, messire Richard de Saverdun, en remontrant que il prioit au roi d’Arragon que il voulsist tenir en paix sa cousine, et la laissât dessous lui vivre et de son héritage, ou autrement il lui en déplairoit. Le roi d’Arragon tint les excusances à bonnes, et fit grand’chère au chevalier du comte de Foix, et dit : « La vicomtesse a fait bien, puisque son cousin de Foix la veut excuser. »

Ainsi se portèrent ces besognes, et demeura la vicomtesse de Chastel-Bon en paix ; mais pour ce n’y demeurèrent pas marchands de la cité de Barcelonne et des frontières, pour ceux de Lourdes ; ainçois étoient souvent pris et pillés, si ils n’étoient abonnés envers eux. Et avoient ceux de Lourdes leurs abonnemens en plusieurs lieux en Castelloingne et ens ou royaume d’Arragon ; et ainsi vouloient faire ceux de la garnison de Dulcen ; et eussent fait pis qui ne fût allé au-devant, car ils couroient plus aigrement au royaume d’Arragon assez que ceux de Lourdes ne faisoient, pourtant que ils étoient povres et n’avoient cure sur qui, autant bien sur les gens d’office du roi et de la roine, comme sur les marchands du pays ; et tant que le conseil du roi s’en mit ensemble, pour ce que les bonnes villes en murmuroient ; et disoient que le roi qui les dût détruire les soutenoit.

Quand le jeune roi d’Arragon entendit que ses gens murmuroient et parloient sur lui autrement que à point pour ceux de Dulcen, si lui tourna à grand’déplaisance, pourtant que le royaume et l’héritage du roi son père, qui avoit été si aimé de son peuple, lui étoit nouvellement échu. Si en parla à un sien cousin et grand baron en Arragon, messire Raymond de Baghes, et lui dit : « Messire Raymond, chevauchez jusques à Dulcen, et sachez que ces gens qui sont là me demandent et à mon pays ; et traitez devers eux, et faites si vous voulez que ils se départent, ou doucement ou autrement. » Le chevalier répondit : « Volontiers. »

Il envoya un héraut devant, parler à ces compagnons de Dulcen, et leur mandoit que il vouloit traiter à eux. Quand Mont-Faulcon et le Goulent et les autres capitaines entendirent que messire Raymond de Baghes vouloit traiter à eux, si pensèrent que ils auroient de l’argent ; si dirent au héraut : « Compaing, dites de par nous à votre maître messire Raymond que il peut bien venir à nous tout sûrement, car nous ne lui voulons que tout bien. » Le héraut retourna et fit celle réponse à messire Raymond, lequel sus ces paroles se départit de Parpegnant et s’en vint vers eux, et leur demanda pourquoi ils se tenoient là ainsi sus les frontières d’Arragon. Ils répondirent : « Nous attendons l’armée du roi de France qui doit aller en Castille. Si nous mettrons en leur compagnie. » — « Ha ! seigneurs dit messire Raymond, si vous attendez cela, vous demeurerez trop. Le roi d’Arragon ne vous veut pas tant tenir à ses frais ni le pays aussi. » — « Donc, répondirent-ils, si il ne nous veut pas tant tenir, nous ne le pouvons amender, mais où que ce soit nous faut vivre. Si il se veut racheter à nous et le pays, nous nous partirons volontiers et autrement non. » — « Et que voudriez-vous avoir, ce dit messire Raymond, et vous vous partirez ? » — Ils répondirent : « Soixante mille francs. Nous sommes nous quatre, ce seront à chacun quinze mille. » — « En nom Dieu, dit messire Raymond, c’est argent assez, et j’en parlerai au roi. Encore vaudroit-il mieux, pour le commun profit du pays, que on les payât que ce que on eût plus grand dommage. » Ce disoit messire Raymond pour les appaiser, mais il pensoit tout le contraire.

Il prit congé à eux, et leur donna à entendre que ils auroient bien autant ou plus que ils demandoient, et puis s’en retourna-t-il à Parpegnant où le roi étoit, à qui il recorda ce que ces pillards vouloient avoir. Adonc dit le roi : « Il faut que on en délivre le pays et que on les paye ainsi que on paye larrons et pillards ; si je les puis tenir, je les ferai tous pendre ; ils ne doivent avoir autre payement. Mais c’est du plus fort comment on les peut avoir tous ensemble hors de leur garnison. »

Répondit messire Raymond : « Bien les y aurons, laissez-moi convenir. » — « Or faites, dit le roi, je ne m’en mêle plus, fors tant que je vueil que le pays en soit délivré. »

Messire Raymond alla mettre sus secrètement une compagnie de gens d’armes, où bien avoit cinq cents lances ; et en fit capitaine un écuyer gascon, vaillant et bon homme d’armes, lequel on appeloit Naudon Seguin, et les mit en embûche, ainsi que à une petite lieue de Dulcen, et leur dit : « Quand ceux de la garnison sauldront