Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/639

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1387]
633
LIVRE III.

Portingal, pour eux rafreschir ; et, plus en buvoient, plus s’échauffoient, car ils leur ardoient le foye et le poumon et toutes les entrailles de dedans, car ils étoient tout au contraire de leur nature. Anglois sont nourris de douces viandes et de cervoises bonnes et grosses, qui tiennent les corps moites ; et ils avoient les vins durs et chauds, et en buvoient largement pour oublier leurs douleurs. Les nuits y sont chaudes, pour la grand’chaleur qu’il a fait la journée devant ; mais, sur l’aube crevant, l’air se refroidit durement : et ce les decevoit, car de nuit ils ne pouvoient souffrir couverture sur eux ; et s’endormoient tous nus en celle ardeur et chaleur de vin. Or venoit le froid du matin qui les happoit et tranchoit tout le corps ; dont ils entroient en fièvres et en maladies, et au corps ils avoient le cours du ventre dont ils mouroient sans remède ; et autant bien barons, chevalier et escuyers que menus gens.

CHAPITRE LXXXIV.

Comment le duc de Lancastre donna congé à ses gens ; et comment trois chevaliers d’Angleterre, ayant impétré sauf-conduit par un héraut, allèrent vers le roi de Castille pour impétrer un sauf conduit pour passer leurs gens par sa terre.


Or regardez comment les fortunes se tournent. Vous devez savoir que le duc de Lancastre, au royaume de Castille, n’eût jamais perdu par bataille ni déconfiture les bonnes gens qu’il perdit en celle saison, au voyage dont je vous fais mention : et il même fut presque mort, par celle incidence, de pestilence, si comme je vous dirai. Messire Jean de Hollande, qui connétable de l’ost étoit pour le temps, et à qui toutes les paroles, et les regrets et les retours venoient, et qui véoit ses compagnons et ses amis entachés de celle maladie dont nul n’en réchappoit, oyoit les plaintes des uns et des autres, gentils et villains, tous les jours, grandes et grosses, qui disoient ainsi : « Ha ! monseigneur de Lancastre nous a amenés mourir en Espaigne. Maudit soit le voyage ! Il ne veut pas, à ce qu’il montre, que jamais Anglois isse hors du royaume d’Angleterre, pour lui servir. Il veut estriver contre l’aiguillon. Il veut que ses gens gardent le pays qu’il a conquis. Et, quand ils seront tous morts, qui le gardera ? Il ne montre pas qu’il sache guerroyer. Quand il a vu que nul ne nous venoit au devant pour batailler, que ne s’est-il retrait si à point, fût en Portingal ou ailleurs, qu’il n’eût pas pris le dommage qu’il prendra ? car tous mourrons de celle povre morille, et sans coup férir. »

Messire Jean de Hollande qui ce oyoit et entendoit, et auquel partie en touchoit, pour l’amour et honneur de son seigneur le duc de Lancastre, la fille duquel il avoit en mariage, en avoit moult grand’pitié. Or, tant se multiplièrent les paroles, qu’il se prit près de parler au duc, et lui remontrer vivement et trop mieux que nul autre. Si vint à lui, et lui dit gracieusement : « Monseigneur, il vous convient avoir nouvel conseil et bref. Vos gens sont en trop dur parti de mort et de maladie. Si besoin vous en sourdoit aucunement, vous ne vous en pourriez bonnement aider, car ils sont lassés et hodés, et mal gouvernés, et tous leurs chevaux morts : et sont, gentils et vilains, si découragés pour celle saison, que je vous dis que nul bon service n’y devez vous attendre. » Adonc répondit le duc : « Et quelle chose en est bonne à faire ? Je vueil croire conseil, car c’est raison. » — « Monseigneur, dit le connétable, le meilleur est que vous donniez congé à toutes manières de gens, peur eux retraire, là où le mieux il leur plaira : et vous même que vous vous retrayez, soit en Portingal ou en Galice, car vous n’êtes pas en point de chevaucher. » — « C’est voir, dit le duc, et je vueil. Dites-leur, et de par nous, que je leur donne à tous bon congé d’eux retraire, là ou le mieux il leur plaira, soit en Castille, soit en France, sans faire nul vilain traité envers nos ennemis, car je vois bien que pour celle saison notre guerre est passée. Si comptez et payez doucement à eux tous, et si avant comme le vôtre peut couvrir ni étendre pour payer leurs menus frais : et leur faites faire par votre chancelier délivrance et congé. » Répondit le connétable : « Volontiers. »

Messire Jean de Hollande fit signifier à la trompette, par tous les logis des seigneurs, que telle étoit l’intention de monseigneur de Lancastre, qu’il donnoit à toutes gens congé de se retraire, là où le mieux il leur plairoit : et vouloit que les capitaines venissent parler et compter au connétable ; et ils seroient tous satisfaits, tant que bien leur devroit suffire.

Ces nouvelles en réjouirent plusieurs qui dé-