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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/638

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

chose ainsi départie, pour une joute, qu’il n’y eût eu autres estourmies, après les lances faillies : mais la poudrière du délié sablon qui là étoit, commença à lever à l’empainte des chevaux, et à être si très grande et si très malaisée, que point ils ne véoient l’un l’autre ni reconnoissoient ; et étoient leurs chevaux tout chargés et empoudrés, et aussi eux-mêmes, tellement qu’ils ne pouvoient reprendre leur haleine, que leurs bouches ne fussent toutes pleines de poudre.

Par telle affaire et occasion cessèrent leurs envayes et armes à faire : et se remirent les Anglois ensemble qui se adressèrent à leurs cris, et les François d’autre part aussi qui s’en retournèrent vers Ville-Arpent ; et n’y eurent l’une partie ni l’autre point de dommage. Du plus que ces chevaliers et écuyers d’Angleterre coururent en celle empainte pour ce jour, ils passèrent tant seulement Ville-Arpent outre une lieue : et puis s’en retournèrent en leurs logis et se désarmèrent. Je vous dis que tels furent armés celle journée qui puis ne s’armèrent ; car maladie les prit, chaleurs, fièvres et froidures, qui les menèrent jusques à la mort.

Le duc de Lancastre ne savoit que dire ni que faire, et lui ennuyoit par heures trop grandement, car il voyoit que ses gens et tous les meilleurs, se fouloient et lassoient, et s’accouchoient au lit ; et il même étoit si hodé et si pesant, qu’il couchoit tout coi au lit ; mais entre deux se relevoit, et faisoit plus de chière qu’il pouvoit afin qu’il ne décourageât point ses hommes. Et si parla une fois au roi de Portingal ; et lui demanda conseil, et lui pria qu’il lui voulsist dire son avis, lequel étoit le meilleur à faire, car il se doutoit que grand’mortalité ne se boutât entre ses gens. Le roi de Portingal répondit, et dit : « Sire, il n’appert point, pour celle saison, que François ni Espaignols nous combattent. Ils nous lairont, à ce qu’ils montrent, lasser et dégâter, et alléger toutes nos pourvéances. » — « Et que conseillez-vous donc à faire ? » dit le duc de Lancastre. « Je le vous dirai, dit le roi de Portingal. Que pour la saison, qui est si chaloureuse et si très ocqueniseuse du soleil, vous vous retraissiez, vous et vos gens, tout bellement en Galice, et leur donnassiez congé d’eux laisser aller rafreschir là où il leur plairoit le mieux : et sur le temps qui retourne, au mars ou avril, nouveau confort et frais vous sourdesist d’Angleterre, par l’un de vos frères ; et aussi bonnes pourvéances et grosses, pour passer la saison. On n’a pas si tôt appris une terre ni un air où on ne fut oncques. Vos gens, qui demeureront, se tiendront en Galice et s’espartiront sur les villes et chastels qui sont en votre obéissance ; et là passeront le temps, au mieux qu’il pourront. » — « Voire, dit le duc, mais il aviendra ou pourroit avenir ce que je vous dirai : que quand nos ennemis verront que nous soyons départis l’un de l’autre, et vous vous serez retraits en Portingal, vous et vos gens, et moi et les miens en la vallée de Saint-Jacques, ou à la Coulongne, et mes gens seront épars sur le pays, le roi d’Espaigne chevauchera à toute sa puissance. Car il a bien, si comme j’en suis informé, quatre mille lances de François et de Bretons ; et si en trouvera bien autant ou plus de son pays ; et encore vient derrière le duc de Bourbon, oncle du roi de France, qui en amène bien deux mille et qui voudra faire armes, si tôt comme il sera venu. Or regardez et considérez si si grands gens se boutent en Galice, qui leur ira au devant ? Ainçois que vous ayez tous vos gens rassemblés, que vous avez pour le présent en votre compagnie, et moi les miens, ils nous auront porté trop grand contraire. » Adoncques répondit le roi de Portingal, et dit : « Or tenons doncques les champs, au nom de Dieu. Mes gens sont forts et frais, et en bonne volonté d’attendre l’aventure, et moi aussi suis-je. »

Atant finèrent leur parlement le roi de Portingal et le duc de Lancastre ; et demeurèrent sur tel état ; qu’ils attendroient la venue du duc de Bourbon et toute son armée, pour savoir s’il les viendroit point combattre, car les Anglois et les Portingalois ne demandoient autre chose que la bataille contre eux avoir. Et toujours alloit la saison aval, et le soleil montoit, et les jours s’échaufoient moult merveilleusement, car c’étoit environ la Saint-Jean-Baptiste, que le soleil est en sa force et vertu, et par espécial en ce pays d’Espaigne et de Grenade, et des royaumes lointains des marches de septentrion. Et n’avoit depuis l’entrée d’avril, nulle douceur descendue du ciel, ni pluie, ni rosée ; mais étoient les herbes toutes arses. Ces Anglois mangeoient des raisins à foison, quand ils en pouvoient avoir ; ce qui étoit chaud, doux et alaitant ; et puis buvoient de ces forts vins de Lussebonne et de