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LIVRE III.

duc de Berry s’en passa assez légèrement et bellement, quand il vit qu’autre chose il n’en pouvoit avoir, et retourna assez tôt en France devers le roi et son frère le duc de Bourgogne, et leur remontra comment il avoit envoyé, pour traiter, en Bretagne, devers le duc, son beau-cousin le comte d’Estampes, et quelle chose en ce voyage il avoit exploité et besogné. La chose demoura en cel état, quand on vit que l’on n’en pouvoit autre chose avoir, et demoura-t-on sur ce point.

CHAPITRE CIV.

Comment, après le département, que le duc de Lancastre fit de Gallice en Portingal, les Espaignols et les François reconquirent, en peu de temps, le pays de Gallice ; et comment les Anglois, qui avoient été à la guerre de Gallice avec le duc de Lancastre, diffamoient le pays de Castille et de Gallice en leur pays ; et comment le duc d’Irlande qui s’étoit retiré d’Angleterre fut envoyé quérir par le roi de France et son conseil.


Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment la départi des Anglois qui étoient en Gallice allés avecques le duc de Lancastre se fit, et comment le duc, sa femme et sa fille vinrent au Port de Portingal, et que là se tinrent un temps de-lez le roi Jean de Portingal et la jeune roine, fille au duc de Lancastre, si comme vous savez. Si il ennuyoit beaucoup au duc, assez y avoit-il cause, car rien de son profit en celle saison il n’avoit fait en Castille, mais son grand dommage ; y étant ses hommes morts de la morille, et tous les meilleurs chevaliers et écuyers de sa route. Et le pays de Gallice, qu’en venant il avoit conquêté à grand’peine, il le véoit tout reperdu et retourné devers le roi de Castille ; car, sitôt qu’il se fut départi et rentré en Portingal, et que les Espaignols virent, et les chevaliers de France qui derrière étoient demourés avecques le roi, et messire Olivier du Glayaquin, connétable de Castille, qu’il n’y avoit ens ès Anglois ni au duc de Lancastre nul recouvrer, ils entrèrent en quête de reconquérir à leur alliance et obéissance le pays de Gallice ; et ce fut tantôt fait. Car ceux des villes, des cités et des chastels de Gallice avoient plus grand’affection à être devers le roi que devers le duc de Lancastre, au cas qu’il ne pouvoit tenir les champs ni le pays ; car, si comme en Lombardie et en Italie, ils ont d’usage en Gallice et en Castille, et disent : « Vive le fort ! vive qui vainque ! »

Tout quant que le duc de Lancastre avoit pu assembler, de la Pâques jusques à l’entrée de juillet, tout fut retourné et reconquis, et rafreschi de nouvelles gens, François ou autres obéissans au roi de Castille ; et les Anglois, qui étoient demourés, de par le duc, en Gallice, ès cités, villes et chastels, en garnison, et qui bien et paisiblement s’y cuidoient tenir et être tout l’hiver, en étoient boutés hors, ou doucement ou autrement, ou morts les aucuns qui se vouloient tenir en leur force ; et les autres qui véoyent tout mal aller s’en départoient par traité, et on leur donnoit sauf conduit de retourner en Gascogne, et de passer parmi le pays de Castille, et retourner à Bayonne ou à Bordeaux. Et de tout ce étoit bien informé le duc de Lancastre qui se tenoit en la cité du Port, et si n’y pouvoit ni savoit aucunement remédier. Si il avoit aucunes fois des angoisses et de grands déplaisances au cœur, on ne doit pas croire du contraire ; car tant plus est le sire haut et de grand’noblesse et de prudence, tant lui sont les déplaisances plus amères, quand ses besognes tournent sur le pis. Nequedent il faisoit assez bonne chère, et disoit à la fois : « Or, si nous avons perdu celle année, nous aurons, par la grâce de Dieu, autre saison pour nous. Les fortunes de ce monde sont moult merveilleuses. Elles ne peuvent pas toujours être unies. »

D’autres part aussi le roi de Portingal le reconfortoit ce qu’il pouvoit, et lui disoit : « Sire, vous vous tiendrez ici en celle terre et escriprez votre parfait état à vos frères en Angleterre, et à vos amis, quoi qu’ils en sachent assez ; et sur le mars qui retourne, ils vous envoieront cinq ou six cens lances et deux mille archers ; et je remettrai d’autre part mon pouvoir ensemble, car mon peuple est de bonne volonté à faire guerre en Castille. Si leur ferons une bonne guerre. Une saison avient qu’un pays se perd, à l’autre se regagne. »

Le duc de Lancastre qui oyoit le roi de Portingal parler, prenoit en grand gré toutes ses paroles ; et lui disoit grand merci. Et toutefois, quoi que le roi de Portingal fût son fils, car il avoit sa fille épousée, et qu’il lui dît ce de bonne volonté, et que le duc y pouvoit bien ajouter foi, fait et créance, il ne découvroit pas tout son courage ; car bien savoit qu’Angleterre étoit troublée, et tout le pays en moult grand diffé-