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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rend ; et avoient les seigneurs à entendre à plusieurs choses, tant pour la frontière du royaume d’Escosse, qui moult leur touchoit, que pour le duc de Bretagne qui étoit en grands traités envers eux ; et que à trop grand’peine, quand il se départit d’Angleterre, il avoit eu celle charge et armée de gens d’armes et archers. Si n’étoit pas son intention, car bien connoissoit les Anglois, que de rechef il dût être conforté. Car bien sentoit que le royaume d’Angleterre, pour le présent, avoit plus que son faix et charge, et que ceux qui pour la saison présente avoient été en Castille, tant gens d’armes comme archers, n’y retourneroient plus ; et mettoit en doute, et le savoit de vérité, que les retournés décourageroient le demourant du pays. Nonobstant qu’il imaginât bien toutes ces choses et ces doutes, si s’en portoit assez bel envers le roi de Portingal et les barons d’icelui pays.

Quand il eut été au Port un grand temps, et séjourné, il dit au roi de Portingal que profitable lui étoit de retourner à Bayonne et en la marche de Bordeaux, pour plusieurs raisons. Car d’être en Portingal, quoi qu’on l’y vît volontiers, il n’étoit pas sur son héritage, lequel il désiroit à avoir, la terre de Bordeaux et de Bayonne ; et disoit bien qu’en l’archevêché de Bordeaux et de Dax, en rentrant et descendant en Bigorre, et frontiant toute la terre des Labrissiens[1], du comte de Foix et du comte d’Ermignac, et d’outre la Gironne et la Dordogne, en rentrant en Périgord, en Quersin, en Rochellois, en Saintonge, côtoyant Poitou, rentrant en Gevaldan, en Rouergue, en Auvergne et en Limousin, avoit grand’foison de forts, et de garnisons, et de chastels, qui se tenoient bons et loyaux Anglois, et qui tous faisoient guerre, en l’ombre et au nom de lui. Si étoit bon, et pour le meilleur, qu’il fût de-lez eux, pour les reconforter et conseiller, si mestier étoit. Avecques tout ce, en Portingal il étoit trop loin des nouvelles d’Angleterre, car les Anglois ressoignoient ce voyage de Portingal, pour le lointain chemin et pour les rencontres de mer. Car toujours y sont nefs Espaignoles, ou Galliciennes, ou Sévilloises, ou des autres terres et ports de Castille, sur la mer, allans en Flandre pour leurs marchandises, ou retournans de Flandre en leurs pays ; pourquoi les périls y sont trop grands. Sur toutes ces raisons, et encore autres, s’ordonna le duc de Lancastre, et eut gallées armées et frétées que le roi de Portingal fit avoir, et son maître patron Alphonse Vretat.

Quand les gallées furent chargées, armées et appareillées, et que le temps fut bon et souef, et le vent bas et coy, et bien attrempément ventant, le duc de Lancastre, la duchesse et leur fille, prirent congé au roi de Portingal et à la roine ; puis entrèrent ens ès gallées et désancrèrent ; et prirent le parfond de la mer, cotoyant les terres ; et se mirent au danger de Dieu et du vent. Si eurent voyage bel et agréable, et vinrent, en bien briefs jours, férir et ancrer au hâvre de Bayonne. De la venue du duc de Lancastre furent moult réjouis ceux de Bayonne, car moult le désiroient, et bien lui montrèrent.

Quand le duc de Lancastre, la duchesse et leur fille, furent arrivés à Bayonne, si comme vous l’avez ouï recorder, les nouvelles s’en épandirent en beaucoup de lieux ; et en furent grandement réjouis ceux de Bordeaux et du Bordelois. Si l’allèrent voir messire Jean de Harpedanne, sénéchal de Bordeaux, et le sénéchal des Landes ; et aussi firent tous les gentils-hommes du pays : le sire de Mucident, le sire de Duras, le sire de Rosem, le sire de Landuras, le sire de Chaumont, le sire de l’Esparre, le sire de Chastel-Neuf, le sire de Compane, et plusieurs autres barons et chevaliers du pays. Il les recueillit ainsi comme ils venoient, ce ne fut pas tout à une fois, moult liement et moult doucement. Tous lui offrirent service et amour, ainsi comme on doit faire à son seigneur. Si se tint le duc toute celle saison à Bayonne. Et envoyoit et escripvoit aucunes fois en Angleterre, devers le roi son nevpeu, et aussi à ses frères, de son état ; mais, pour chose qu’il envoyât ni escripvît, il n’étoit en rien reconforté de gens d’armes ni d’archers d’Angleterre. Et étoit, tant qu’à la vue présente du monde, le duc de Lancastre et tous ses affaires, mis en nonchaloir ; et ne se levoit nul en Angleterre des seigneurs, ni s’offroit, ni s’avançoit, pour mettre gens d’armes sus, pour aller devers le duc de Lancastre. Car ceux qui avoient été au voyage de Portingal en disoient paroles déplaisantes parmi le royaume d’Angleterre, qui décourageoient tous les autres. Si disoient ces Anglois qui en Castille et en Por-

  1. Ceux du parti d’Albret.