Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/690

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
684
[1387]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

en devoit aussi le connétable de France, pour la rédemption de Jean de Bretagne, dont il n’étoit pas encore tout payé. Si alloit et venoit le duc d’Irlande à la fois devers le roi ; et lui étoit faite bonne chère ; et à toutes les fêtes, joutes et ébattemens que le roi faisoit, le duc d’Irlande y étoit toujours des premiers appelé.

CHAPITRE CV.

Comment le conseil de France ne se pouvoit accorder qu’on menât le roi en Allemagne, pour les incidences du royaume ; et comment le duc de Bretagne faisoit ses garnisons en son pays, et alliances aux Anglois et au jeune roi de Navarre ; et de l’armée que les Anglois mirent sur la mer.


Vous savez comment le comte d’Estampes fut, de par le duc de Berry, envoyé en Bretagne devers le duc, lequel il cuida moult bien par ses paroles amener et attraire à raison ; mais il n’en put chevir ni à chef venir, et s’en retourna sans rien exploiter. Dont on étoit tout ébahi en France, voire ceux, à qui il en touchoit, qui du conseil du roi s’embesognoient ; car ils sentoient le roi en très grand désir d’aller en Allemagne, voir la terre de son cousin le duc de Julliers, et prendre vengeance des hautaines et felles défiances dont le duc de Guerles l’avoit défié. Or imaginoient les sages, qui bien concevoient et pensoient l’affaire, un trop grand péril pour le royaume, car ils entendoient et clairement véoient, que le duc de Bretagne ne vouloit venir ni condescendre à raison ; mais tenoit son propos, lequel étoit moult préjudiciable contre l’honneur et majesté souveraine du royaume de France, que d’avoir pris le connétable, et rançonné à cent mille francs, et à trois chastels et une bonne ville. En entendoient encore les seigneurs, qui du conseil du roi le plus se chargeoient et ensoignoient, que le duc de Bretagne avoit grands traités au roi d’Angleterre et aux Anglois, et qu’il pourvéoit fortement et durement ses villes et ses chastels parmi Bretagne, et acquéroit de toutes parts amis et alliances. Tant que des barons, des prélats, et nobles de Bretagne, voire la greigneur partie et la plus saine, on ne s’avoit que faire de douter en France, ou qu’ils voulsissent demeurer de-lez le duc à l’encontre du roi et du royaume de France ; tout ce ne feroient-ils jamais, car les chevaliers et écuyers de Bretagne sont bons et loyaux François. Mais on se doutoit en France, et à bonne cause, que, si le roi se départoit et sa puissance, car autrement ne pouvoit-il aller en Allemagne, que le duc de Bretagne ne mit les Anglois en son pays, fût à Saint-Malo, ou à Saint-Mahieu, ou à Lamballe, ou à Kemperlé, ou à Lautriguier, ou à Guerrande, ou à Bouteville, ou à Vennes, ou sur les bandes de la mer, là ou les Anglois voudroient descendre ; et plus belle entrée ne pourroient-ils avoir en France que par Bretagne. Si ne savoit-on comment, à l’honneur du roi et du royaume, on pût à ce duc briser son fait.

Bien est vérité que les aucuns nobles du conseil du roi mettoient en terme et disoient ainsi : « Ce sera moult grand blâme, si le roi rompt ou brise son voyage pour ce duc de Bretagne, qui n’est pas encore sire de son pays, en tant que les barons, chevaliers et écuyers de Bretagne, ne seroient jamais contre nous, pour tenir l’opinion du duc. Le roi, au nom de Dieu, fasse son voyage, et le connétable et les Bretons demourent en leur pays, et gardent la terre. » Celle parole fut grandement soutenue au conseil du roi de France, et les autres disoient : « Nenny. Ce ne se peut faire. Le roi ne feroit jamais ce voyage, sans son connétable, car il sait plus que c’est de guerre que nuls autres chevaliers. » Dont arguoient les autres et répondoient : « Si demeure le roi. Il doit suffire, si ses deux oncles ou l’un y va. Monseigneur le duc de Bourgogne y voise, et emmène deux mille lances et six ou sept mille gros varlets. Il est tenu principalement d’y aller, car la guerre est sienne, et se meut du côté de Brabant, et aura tous les Brabançons avecques lui, où il trouvera bien sept cens lances, et bien vingt ou trente mille hommes des communautés du pays de Brabant. »

Donc répondirent les autres : « Vous ne dites rien, car le roi y veut aller ; et dit qu’il est chef de celle guerre, car on l’a défié ; et si ira, puis qu’enchargé l’a. Et c’est bon qu’il y voise, car il est jeune ; et, tant plus continuera les armes, et plus les aimera. »

Adonc répondoit encore un autre en rompant tous ces propos : « Qui sera si osé, qui conseille le roi ni enhorte d’aller en Allemagne, ce lointain pays, et entre ces Allemands, qui sont si hautains gens, et très périlleux à entrer sur eux ? Encore, si on n’y est entré, y a trop bien ma-