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LIVRE III.

tingal avoient été : « Ce voyage là ne nous est pas bien à la main. Il nous est trop loin. Mieux nous vaut, et plus profitable nous est la guerre de France. Car en France y a très souef pays, et doux et courtoise contrée, et air attrempé, et douces rivières, et beaux logis ; mais en Castille n’a que roches qui ne sont pas bonnes à manger au verjus, et moult aiguës, hautes et étranges, et dur air, et rivières troubles, et vivres divers, et vins moult forts et secs et chauds et hors de notre boisson, et povres gens et ords, et qui sont mal vêtus et mal habillés, et tout hors de notre ordonnance ; et est moult grand’folie d’y aller. Car, quand on entre en une grosse cité, ou ville, ou chastel, où on y cuide merveilles trouver, on n’y trouve rien que vins et bacons, et huches de sapin vuides. C’est tout le contraire du royaume de France ; car là avons nous trouvé dedans les cités et les bonnes villes, plusieurs fois, quand les aventures d’armes nous venoient et que nous les conquérions, tant de biens et de richesses que nous en étions tous ébahis. À celle guerre doit-on entendre là où profit y a, et là hardiment s’aventurer, et non pas en celle méchante guerre de Castille et de Portingal, où il n’y a que toute povreté et tout dommage. »

Ainsi en mille lieux devisoient les Anglois en Angleterre, qui en Castille et en Galice avoient été ; et tant que les seigneurs, qui le pays avoient à conseiller et gouverner, s’apercevoient que ce voyage étoit tout hors de la grâce des Anglois. Et aussi le pays étoit encore en trouble, et les justices nouvellement faites de Trésilien et des autres, et le duc d’Irlande parti hors d’Angleterre, et le roi Richard remis en l’administration de nouvel conseil, lequel il n’avoit pas encore bien appris. Si convenoit, par ces incidences, que les choses demourassent en dur état pour le duc de Lancastre, qui se tenoit en la cité de Bayonne, et s’y tint toute la saison.

Toutes ces besognes et ces ordonnances, tant d’Angleterre que de Castille et de Portingal, et tous les différends qui étoient advenus en Angleterre, tant du duc d’Irlande comme des autres, étoient bien sçus en France en la chambre et au conseil du roi. Or fut avisé du conseil du roi de France et de ses oncles, pour encore plus parfaitement savoir de toutes ces avenues, qu’on envoyeroit querre à Utret, de par le roi de France, le duc d’Irlande qui s’y tenoit ; et lui seroit donné bon sauf conduit et sûr, pour venir en France, et là demourer tant comme au roi plairoit, et de retourner aussi arrière, si la plaisance du roi et du duc étoit.

Bien convenoit qu’il fût envoyé querre par espéciaux messagers, et que lettres du roi fussent faites espécialement, ou autrement le duc d’Irlande ne se fût point parti d’Utret et de la marche, car il savoit bien qu’il étoit tout hors de l’amour et de la grâce du seigneur de Coucy qui est un moult grand baron en France et de son lignage. Et bien y avoit cause, comme il est ci-dessus dit et éclairci ; car, au vrai dire, ce duc s’étoit acquitté bien petitement vers sa femme, la fille au seigneur de Coucy ; et certes c’étoit, en conscience, la principale matière, qui plus le chargeoit, et lui tolloit bonne renommée, tant en France comme ailleurs, car autant en étoit blâmé, diffamé et haï en Angleterre, comme il étoit en France.

Quand on fut avisé et entallenté au conseil du roi et de ses oncles, de le mander, le sire de Coucy le débattit grandement ; mais on lui montra tant de raisons et de voies, qu’il s’en souffrit ; et faire le convenoit, puisque le roi le vouloit. Le roi qui étoit jeune avoit moult grand désir de voir ce duc d’Irlande, pourtant qu’on lui avoit dit qu’il étoit bon chevalier, et que le roi d’Angleterre l’avoit tant aimé que merveilles. Si fut mandé par un chevalier et un clerc secret du roi. Quand le duc d’Irlande ouït les premières nouvelles que le roi de France le demandoit, si fut moult émerveillé ; et eut mainte imagination sur ce mandement, à quoi il pouvoit tendre ni toucher. Toutefois en son conseil il trouva, que, sur le sauf conduit du roi, il pouvoit bien aller en France, voir le roi et puis retourner, si bon lui sembloit. Si fit ainsi, et se départit d’Utret et se mit au chemin, avecques ceux qui de par le roi l’étoient allés querre ; et chevauchèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Paris, car pour le temps le roi se tenoit là, et au chastel du Louvre. Si fut ce duc bien venu et recueilli du roi et de ses oncles moult liement. Si voult le roi de France qu’il prît sa résidence en France ; et lui fit administrer place et hôtel, pour lui et pour son état tenir. Il avoit bien de quoi, car il avoit mis hors d’Angleterre grand’finance, et encore lui