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LIVRE III.

nière de retourner. Car, quand ils sentiront le roi et les nobles du royaume de France entrés en leur pays, tous se cueilleront ensemble, et se mettront sus un certain pas qu’il connoîtront, et les nôtres non, et nous pourront porter trop grand dommage, car ils sont moult convoiteux, et plus que nulles autres gens ; et n’ont point pitié de nulluy, puis qu’ils en sont seigneurs ; mais les mettent en prisons étroites, et en ceps merveilleux, en bines, en fers, en grésillons, et en autres attournemens de prisons, dont ils sont de ce faire subtils, pour attraire plus grand’rançon. Et, quand ils sentent qu’ils ont à prisonnier un grand seigneur, ou un noble et vaillant homme, ils en sont trop grandement réjouis ; et les emmènent avecques eux en Bohême ou en Ostriche, ou en Sassoigne, ou autre part ; et les tiendront en lieux et en chastels inhabitables. Allez les querre là. Telles gens valent pis que Sarrasins ni payens, car la grand’ardeur de convoitise qu’ils ont en eux, leur toult toute la connoissance d’honneur. Allez ; et si menez le roi entre tels gens, et puis, qu’il en mésavienne, ainsi que les fortunes sont merveilleuses et périlleuses, on dira qu’on l’aura trahi et là mené pour la destruction du royaume, et non pour l’augmentation. Avecques tout ce, Dieu défende le royaume de tout dommage et péril ! mais à présent, qui perdroit le roi et une partie des nobles qui iroient avec lui, car s’il va en Allemagne il ira bien accompagné, le royaume de France sans nulle recouvrance seroit perdu. Or conseillez donc le roi à aller en tel voyage. » — « Et quelle chose en pourra-t-on adoncques faire ? » disoient les autres. « Au nom de Dieu, répondirent les biens conseillés selon leur imagination, et qui justement glosoient les périls et pesoient les fortunes et les aventures qui pouvoient avenir, ni le roi n’y voise, ni nul n’y voise à grand’puissance. Ce duc de Guerles est jeune, et jeunesse et fumée de tête l’a à présent ému de défier le roi de France. Ce n’a pas été grand sens ni bon conseil : fors de jeunes gens : qui s’outrecuident[1] et lesquels veulent voler, avant qu’ils aient ailes. Or, puis qu’il a défié le roi de France, qu’on le laisse mettre en avant, et poursievir sa défiance. Le royaume de France est grand. S’ils se boutent ni mettent sur nulle des bandes, le roi en sera tantôt informé ; et lors aura-t-il cause et juste querelle d’émouvoir son peuple, et d’aller contre lui, et de le combattre s’il le trouve en son conseil et à jeu parti, ou le faire mêmement sur le champ retourner et venir à mercy, ou le faire fuir devant lui et rentrer en Allemagne ; et là aura le roi plus d’honneur assez, et le royaume moins de frais ni de coûtage que d’aller en Guerles. Car nous entendons, par ceux qui connoissent le pays, qu’il y a à passer, avant qu’on puisse entrer en Guerles ni venir jusques au duc, s’il veut, quatre grosses rivières ; et la moindre est aussi grosse comme la rivière de Loire est à Nevers ou à la Charité, et ord pays et brucqueux[2] et mal logeable. Or allez ; et conseillez le roi, si vous osez, de faire un tel voyage et emprise. »

Ainsi que je vous dis, en ce temps étoient en plusieurs et diverses imaginations et paroles les aucuns nobles du conseil du roi de France, auxquels il touchoit grandement d’en parler ; et pesoient bien ce voyage que le roi de France vouloit faire. Nequedent il se fût trop plutôt avancé qu’il ne fit, si on ne doutât le venin, qui pouvoit naître et venir de Bretagne et du duc même. Tout ce le retardoit trop grandement ; et bien avoit-on cause de le douter, car le duc de Bretagne qui étoit tout informé de ces défiances du duc de Guerles, et aussi de l’imagination que le jeune roi Charles avoit d’aller en Allemagne, n’attendoit autre chose, sinon qu’on se fût mis au chemin et parti loin du royaume. Il avoit ordonné et tout conclu, entre lui et les Anglois, qu’il eût bouté les Anglois en son pays ; et jà avoit-il par ses subtils tours attrait à lui et à son accord, la greigneur partie des corps des bonnes villes de Bretagne, et par espécial Nantes, Vennes, Rennes, Lautriguier, Guerrande, Lamballe, Saint-Malo, et Saint-Mahieu-de-fine-Poterne, mais les corps des nobles ne pouvoit-il avoir. Or imaginoit-il qu’içeux s’en iroient avecques le connétable en Allemagne ; et en seroit sa guerre plus douce et plus belle. Si faisoit le duc de Bretagne ses villes et ses chastels grossement et grandement pourvoir de toutes choses qui à guerre pouvoient appartenir, vivres et artilleries ; et montroit bien qu’il s’inclinoit plus à la guerre qu’à la paix. D’autre part aussi il

  1. Se croient en état de faire au-delà de leurs moyens.
  2. Couvert de bruyères.