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LIVRE III.

et de Bourgogne[1], qu’elle venoit à Paris, et amenoit son jeune fils Louis en sa compagnie, et leur nepveu. Si vouloit savoir si elle entreroit à Paris, qui est cité si authentique et le chef du royaume de France, en état comme roi, ou simplement comme Louis d’Anjou. Les deux ducs lui remandèrent, eux bien avisés et conseillés, qu’ils vouloient qu’il entrât comme roi de Naples, de Sicile et de Hierusalem ; et quoique pour le présent il n’en fût pas en possession, ils lui aideroient, et feroient le roi de France aider, tant et si avant qu’il auroit et tiendroit la seigneurie et possession paisible des terres dont il avoit pris le titre, car ainsi l’avoient-ils juré en France à leur frère, le roi Louis. Sur cel état s’ordonna la dame ; et vint et entra en Paris ; et fit son fils entrer à Paris et chevaucher toute la grand’rue Saint-Jacques, jusques en son hôtel en Grève, en état de roi, accompagné de ducs, de comtes et de prélats, à grand’foison ; et là se tint la dame et son fils ; et puis à cour ils allèrent voir le roi qui se tenoit en son chastel du Louvre, en attendant la venue du duc de Bretagne.

Quand le duc de Bretagne approcha de Paris, il s’arrêta au Bourg-la-Roine, une nuit ; et lendemain il devoit entrer à Paris, ainsi qu’il fit. Et étoit grand’nouvelle parmi Paris de sa venue, pour la cause des incidences dessus dites, de ce qu’il avoit ainsi pris et tenu en danger le connétable de France, et que par tant de fois on l’avoit envoyé querre[2], et n’étoit voulu venir, fors que maintenant. Si en parloient les plusieurs en diverses manières. Et vous dis que, sur le point de dix heures au matin, et par un dimanche qui fut la nuit Saint-Jean-Baptiste, l’an mil trois cent quatre vingt et huit, entra le duc de Bretagne en Paris, par la porte d’Enfer ; et passa tout du long de la rue de la Harpe, et le pont Saint-Michel, et devant le Palais ; et étoit bien accompagné de barons et chevaliers à grand’foison. Et là étoient messire Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant, et son beau-frère Jean de Bourgogne ; et devant lui chevauchoit messire Guillaume de Namur. Si s’en vint ainsi jusques au chastel du Louvre ; et là descendit-il. En s’en venant parmi Paris, il fut moult regardé du menu peuple.

Quand le duc fut descendu, il entra en la porte, tout avisé et conseillé quelle chose il devoit dire et faire ; et étoient devant lui le sire de Coucy, le comte de Sancerre, messire Jean de Vienne, messire Guy de la Trémoille, messire Jean de Beuil, le vicomte de Meaux, messire Regnault de Roye, et messire Jean des Barres ; et encore plus près de lui, et de-lez lui, messire Guillaume de Namur, Jean de Bourgogne et le comte d’Ostrevant ; et derrière lui messire de Montfort de Bretagne, et le sire de Malestroit. Ceux étoient de son issue et de son conseil. À lui voir, quelle chose il feroit, y eut grand’presse, car la salle étoit petite ; et l’avoit-on couverte pour le roi dîner ; lequel se tenoit devant la table, et ses trois oncles de-lez lui, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, et le duc de Bourbon. Si tôt comme le duc de Bretagne entra en l’huis de la salle, la voie étoit, de lui jusques au roi, toute découverte, car chacun s’ouvrit ; et se mirent les seigneurs sur les deux ailes, hors de la vue du roi et du duc de Bretagne.

La première fois il s’agenouilla sur un genouil, et puis si se leva assez tôt ; et passa assez tôt avant, environ dix ou douze pas, et puis s’assit et s’agenouilla la seconde fois ; et puis se leva et passa outre tout le pas, et s’en vint devant le roi ; et de rechef la tierce fois il s’agenouilla, et salua le roi, à nud chef, et lui dit : « Monseigneur, je vous suis venu voir. Dieu vous maintienne. » — « Grands mercis, dit le roi, cousin, vous nous êtes le bien-venu. Nous avions grand désir de vous voir. Si vous verrons tout à loisir, et parlerons à vous. » À ces mots il le prit par les bras ; et le fit lever sus. Quand le duc fut levé, il inclina tous les princes qui là étoient, l’un après l’autre ; et puis se arrêta en la présence du roi sans rien dire. Le roi le regardoit moult fort. Adonc firent signes les maîtres d’hôtels d’apporter l’eau avant. Si lava le roi ; et mit le duc de Bretagne main à la touaille et au bassin ; et quand le roi fut assis, il prit congé au roi et à ses oncles. Si le reconvoyèrent, le sire de Coucy, le comte de Saint-Pol et autres grands barons, jusques en la cour où ses chevaux étoient. Si monta, et montèrent ses gens ; et retourna le chemin qu’il étoit venu, jusques en la rue de la Harpe, en son hôtel ; et là descendit ; et ne demoura nul de-lez lui, de tous ceux qui convoyé

  1. C’est-à-dire ses beaux-frères, et propres frères de feu son mari, Louis d’Anjou.
  2. Le duc de Bretagne avait déjà été sommé de comparaître devant le roi, qui l’avait attendu inutilement pendant tout le mois de mai.