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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rot le Bernois avoit, car ils ne pouvoient s’enrichir si autres ne perdoient, se pourvéyrent tantôt, et se mirent secrètement sur les champs ; et s’en vinrent à Chalucet où l’assemblée se faisoit ; si se trouvèrent bien quatre cents lances. Si leur fut avis qu’ils étoient gens assez pour faire un grand fait ; et qu’ils ne savoient nul seigneur au pays qui leur dût rompre leur emprise, ni aller au devant ; car le siége de Ventadour, de messire Guillaume de Lignac ni de Bonne-Lance ne se déferoit jamais pour eux. Si commencèrent à chevaucher et à être seigneurs des champs ; et esquivèrent Auvergne à la bonne main, et Limosin à la senestre ; et prirent le droit chemin pour entrer en Berry ; car bien savoient que le duc n’y étoit pas : ainçois se tenoit en France devers le roi à Montreau-fault-Yonne. Nous laisserons un petit à parler de Perrot de Berne et de son emprise, et parlerons du comte d’Arondel et de son armée qu’il tenoit sur la mer, et avoit tenu toute la saison ; et conterons comme il persévéra, depuis qu’il fut parti des bandes de Bretagne, là où il se tenoit lui et ses gens.

Quand le comte d’Arondel et les seigneurs qui avecques lui étoient ; se furent départis des bandes de Bretagne, ils singlèrent, à l’entente de Dieu et du vent, à plein voile devers la Rochelle. Car ils avoient le temps, et la marée pour eux ; et faisoit si bel et si joli, et vent si à point que grand plaisance étoit de voir ces vaisseaux sur mer, car ils étoient environ six vingt voiles, uns et autres ; et voloient ces estrannières, tous gentement armoyées des armes des seigneurs qui resplendissoient contre le soleil. Ainsi s’en vinrent-ils, tout nageant et flottant, parmi celle mer qui lors étoit haitiée, et montroit qu’elle eut grand’plaisance d’eux porter. Ainsi comme un cheval agrevé et séjourné, quand il est hors de l’étable, il a grand désir de cheminer : ainsi la mer, avecques l’aide du vent, qui étoit si à point comme à souhait, montroit pleinement : « Cheminez, ce pouvoit-elle dire par figure, liement et hardiment ; je suis pour vous. Je vous mettrai en port ou en hâvre et sans péril. » Ainsi de grand’volonté s’en vinrent ces seigneurs et leurs navies, frontoyant Poitou et Saintonge : et entrèrent en la mer de la Rochelle, et au propre hâvre, voir au lez devers Marault. Et là dessous la Rochelle, si comme je vous dis et montre, ancrèrent et arrêtèrent aucuns compagnons aventureux. Pourtant que la marée venoit et pas n’étoit encore pleine, entrèrent en barges plus de deux cens, uns et autres ; et s’en vinrent à rames, et avec la mer, jusques en la ville de Marault. Le guet du chastel de Marault d’amont avoit bien vu la navie d’Angleterre prendre port au hâvre, et aussi les barges venir, tout le fil de l’eau avecques la mer. Si avoit corné d’amont et mené grand’noise pour réveiller les hommes de la ville et sauver le leur : si que hommes et femmes, grand’foison de leurs meilleurs choses sauvèrent et portèrent au chastel, et ce leur vint à point, autrement ils eussent tout perdu.

Quand ils virent le fort, et que Anglois leur étoient aux talons, si laissèrent le demourant, et entendirent à sauver leurs corps. Anglois archers, et autres qui là étoient venus, issirent hors de leurs barges, et entrèrent en ville, et entendirent au pillage, car pour pélerinage n’étoient ils là venus ; mais petit y trouvèrent, fors que grandes huches toutes vuides. Tout le bon étoit retrait au chastel. De blés, de vins, et de bacons salés, et d’autres pourvéances, trouvèrent-ils assez, car il y avoit plus de quatre cens tonneaux de vin en la ville. Si s’avisèrent qu’ils demoureroient là, pour garder ces pourvéances qui leur venoient grandement à point, et à leurs gens aussi ; car, s’ils se départoient, ils supposoient bien et de vérité, que la greigneur partie seroit retraite au fort, ou éloignée par la rivière même, jusques à Fontenay-le-Comte, où les François, ce qu’ils ne pourroient sauver, gâteroient. Si demourèrent celle nuit en la ville, car ils étoient là venus à heure de vêpres ; et se donnèrent du bon temps ; et mandèrent leur état à leurs gens, et la cause pourquoi ils étoient là demeurés. Le comte d’Arondel et les autres chevaliers s’en contentèrent, et dirent qu’ils avoient bien fait.

Celle nuit se passa. Au lendemain, quand la marée commença à retourner ; toutes gens s’appareillèrent ; et se désancrèrent petits vaisseaux, et furent mis, des gros vaisseaux dans les petits, et dans les grosses barges, tous les harnois qui aux armes appartenoient ; et laissèrent là leurs grosses nefs qui la rivière de Maraut, pour le petit de parfond, ne savoient et ne pouvoient passer. Encore ordonnèrent-ils cent hommes