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LIVRE III.

Sur ce chemin, et en ce retour, fut ordonné, par grand’délibération de conseil, que le roi de France qui étoit en gouvernement de ses oncles, et avoit été depuis le roi son père mort, prendroit le gouvernement et la charge de son royaume ; et s’en déporteroient[1] ses oncles : car ils avoient bien à quoi entendre ailleurs. Jà n’avoit-il vingt-un ans accomplis : mais il étoit sur le point d’entrer an vingt et unième an. Celle chose fut sçue et publiée partout. Si sembla à chacun bonne et raisonnable. Il me semble que le roi de France fut le jour de la Toussaint à Rheims, et là tint sa fête, et ses oncles et son frère de-lez lui.

Là vint la première connoissance aux seigneurs, que le roi de Castille et le duc de Lancastre avoient paix ensemble, et que le mariage se faisoit de la fille au duc de Lancastre au fils du roi Jean de Castille. Le roi de France en jangla et en gaba son oncle le duc de Berry, et lui dit : « Bel oncle, vous avez failli à votre entente. Un autre vous dépasse de la femme que vous cuidiez avoir. Quelle chose en dites-vous ? Que vous en dit le courage ? » Le duc de Berry répondit et dit : « Monseigneur, moult bien. Si j’ai là failli j’adresserai ailleurs. »

Or commencèrent à murmurer les François et à parler sur ce mariage, et à dire que point ne se faisoit sans grands alliances, et que c’étoit une chose moult préjudiciable, et qui au temps avenir pourroit trop grandement toucher et coûter, par plusieurs incidences, au royaume de France : « Car comment ! disoient ceux qui en parloient et qui jusques au fond de la besogne scrutinoient. Si Angleterre, Castille et Portingal, étoient tout d’un accord et d’une alliance, ces trois royaumes, par mer et par terre, feroient grand fait, et pourroient moult donner à faire de guerre au royaume de France. Ce seroit bon que le roi y envoyât et allât au devant, par quoi ce méchant roi d’Espaigne, qui s’accorde et allie maintenant à un homme mort, car le duc de Lancastre n’a nulle puissance, ni gens ni finances, ne fit nuls traités, ni nuls accords, sans le sçu et conseil du roi de France : et, si autrement il le faisoit, le roi lui mandât bien, qu’il le feroit aussi petit varlet, comme il l’avoit fait grand seigneur. Aussi n’a-t-il maintenant à quoi entendre. Si nous viendroit celle guerre de Castille bien à point ; et boutât hors ce méchant roi, fils d’un bâtard, du royaume de Castille ; et le donnât à son frère, le duc de Touraine, qui n’a pas à présent trop grand héritage. Il le garderoit et gouverneroit bien et sagement. Mais comment a-t-il osé faire nul traité de paix, ni d’accord, ni d’alliance, au duc de Lancastre, sans le sçu et consentement du roi de France, qui tant l’a prisé, aidé, honoré, et avancé, qu’il eût perdu son royaume, il n’en peut douter, si la puissance et le sang de France n’y eût été ? Il marchande bien, et jà a marchandé, mais qu’il soit ainsi comme on dit, de lui honnir et déserter : et, pour Dieu, qu’on se délivre de lui remontrer, et par homme si croyable, que en lui remontrant il commisse qu’il a mal fait. »

Tant se multiplièrent ces paroles, en imaginant et considérant toutes raisons, que les oncles du roi, et le roi de France et son conseil, se mirent ensemble : et eurent sur ces nouvelles conseil et certain arrêt, pour envoyer en Castille, devers le roi Jean, en lui remontrant et disant, de par le roi de France, qu’il avisât et regardât bien à ses besognes, et qu’il ne fût tel, ni si osé, qu’il fit nul traité ni alliance aux Anglois, ni au duc de Lancastre, qui en rien toucheroit ni fût préjudiciable à la couronne ni au royaume de France ; et, s’il le faisoit, ni avoit fait, ni en pensée avoit de faire, qu’il fût tout sûr que la puissance de France le reculeroit de tant ou plus qu’elle l’avoit avancé ; et n’entendroit le roi de France ni les François à autre chose, tant qu’ils l’auroient détruit.

Or fut avisé et regardé, par grand’délibération de conseil, qui feroit ce message ; et il fut bien dit qu’il y convenoit homme hardi et bien enlangagé, qui sagement et vaillamment remontrât la parole du roi, et qu’on n’avoit que faire d’y envoyer simplement ni un simple homme. On en nomma trois ; le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, amiral de France, et messire Guy de la Trémoille : et de ces trois, prendre l’un il suffisoit pour aller en Castille fournir ce voyage et message. Tout considéré, le dernier conseil fut arrêté que messire Jean de Vienne le feroit et chemineroit en Espaigne[2]. Si lui fut dit

  1. Cette affaire fut décidée en grand conseil à Reims au retour du voyage de Gueldres, sur la proposition de Pierre de Montaigu, cardinal de Laon, qui mourut la même année.
  2. Suivant P. Lopes de Ayala, le roi de France envoya