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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/765

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LIVRE III.

voult ouvrer sur la conclusion de cette matière, à la fin qu’on lui en sçût gré, et aussi que le duc de Berry sentesist qu’il fist aucune chose pour lui.

Ces ambaxadeurs n’étoient pas chargés de cela faire, car ils n’avoient point d’argent si il ne leur venoit du duc de Berry. Si en escripvirent au duc qui se tenoit à la Nonnette en Auvergne, et Tacque-Tibaut de-lez lui, où la greigneur partie de sa plaisance s’arrêtoit. Ce Tacque-Tibaut est un varlet et un faiseur de chausses, que le duc de Berry avoit en âme, on ne savoit pourquoi, car en le dit varlet il n’y avoit ni sens, ni conseil, ni nul bien, fors à son grand profit ; et l’avoit le duc de Berry enrichi en bons jeuwiaux en or et en argent de la valeur de deux cens mille francs ; et tout avoient payé les povres gens d’Auvergne et de la Languedoc qui étoient taillés trois ou quatre fois l’an pour accomplir au duc ses folles plaisances.

Le duc de Berry, qui se tenoit à la Nonnette en Auvergne, s’émerveilloit de ce que ses gens n’exploitoient plus légèrement, mais ils avoient à faire et à répondre au plus sage prince qui fût en son temps, c’étoit le comte de Foix. Car il disoit bien que, si le duc de Berry avoit sa cousine, il payeroit bien la bonne garde que fait en avoit ; si montoit la demande à trente mille francs. Le duc escripvit à ses gens que pour la somme des florins ils ne dérompissent pas les traités ; car il vouloit avoir la dame. Donc commencèrent les ambaxadeurs à procéder avant, et à signifier au comte que sa volonté seroit accomplie de tous points. Dont s’adoucit le comte de Foix ; et manda aux ambaxadeurs à Toulouse où ils se tenoient, par ses chevaliers, tels que messire Espaing de Lyon et messire Pierre de Cabestain, que ils vinssent à Berne en une ville fermée, que on appelle Morlens, et apportassent la finance ; et ils trouveroient qui la recevroit et qui leur délivreroit la dame.

Ces ambaxadeurs furent tous réjouis de ces nouvelles, et s’ordonnèrent pour partir, et l’évêque d’Autun en leur compagnie ; et fut la finance mise en sommiers ; et s’en chevauchèrent tous ensemble, et cheminèrent tant que ils entrèrent en Berne et vinrent à Morlens. Tout le pays d’environ étoit chargé de gens d’armes, de par le comte de Foix, et étoient épars ens ès forts et ens ès villages plus de mille lances, car il ne vouloit pas être trompé du duc de Berry. Le comte de Foix ne fut pas présent à délivrer la demoiselle de Boulogne, mais il y avoit envoyé un sien frère bâtard, gentil et sage chevalier qui s’appeloit messire Ernaut Guillaume de Béarn, et son fils bâtard, un jeune chevalier, messire Yvain de Foix. Les deux, avec plusieurs autres, firent état et excusèrent le comte qui se tenoit à Pau, et reçurent le payement ; et là, par procuration, l’évêque d’Ostun[1] en Bourgogne épousa au nom du duc de Berry la jeune fille de Boulogne, qui s’appeloit Jeanne et pouvoit avoir environ douze ans et demi.

Et je, sire Jean Froissart, qui celle histoire ai dictée et ordonnée, par l’aide et grâce de Dieu, en paroles, comme cil qui étoit présent à toutes ces choses, pris adonc congé au gentil comte de Foix, pour retourner en France avec sa cousine ; lequel me fit grand profit à mon département, et m’enjoignit amiablement que encore je le allasse voir ; laquelle chose sans faute je eusse fait si il fût demeuré le terme de trois ans en vie ; mais il mourut, dont je rompis mon chemin, car, sans lui trouver au pays, je n’y avois que faire. Dieu en ait l’âme par son commandement !

Après toutes ces choses accomplies à leur devoir, et que les trente mille francs furent délivrés et la demoiselle épousée par procuration, si comme ici dessus est dit, on se départit de Morlens après boire, et vint-on ce jour gésir en la cité de Tarbes en Bigorre, laquelle est royaume de France. Et vous devez savoir que le duc de Berry avoit envoyé à Toulouse, et fait faire chars et chariots pour la dame, si riches et si nobles que merveille seroit à deviser, en tout état tel comme à lui appartenoit. Et exploitèrent tant les dessus dits ambaxadeurs et leur dame, qu’ils vinrent en la cité de Toulouse, et si y reposèrent deux jours, et puis s’en partirent et se mirent au chemin pour venir vers Avignon ; et les accompagna le maréchal de France, messire Louis de Sancerre à bien cinq cens lances, car il l’avoit du commandement du roi, tant que elle fût venue à Ville-Neuve de-lez Avignon ; ce fut par un lundi soir. Le mardi à dix heures, elle passa le pont sur Rhône en Avignon, Et allèrent encontre lui tous les cardinaux ; et fut la dame

  1. Autun.