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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

l’honneur assez, dont il n’eut rien, ainsi que je vous recorderai assez prochainement.

Quand le roi partit de Saint-Hubert, il étoit une heure de jour. Après nonne, entre trois et quatre, il entra en la cité de Beziers. L’évêque du lieu et le clergé de toutes les églises revêtus des armes de Notre Seigneur, et les bourgeois de la ville, les dames et damoiselles issirent à procession tout hors à l’encontre du roi, et ainsi que il chevauchoit tout le pays, et étoient ordonnés et rangés à deux lez du chemin, tous et toutes s’agenouilloient à l’encontre de lui. Et fut ainsi amené à l’église cathédrale et là descendit devant le portail. Au devant du portail on avoit fait un autel, et orné très richement et paré des reliques de l’église ; et là s’agenouilla le roi et fit son oraison bien et dévotement et puis entra en l’église adextré de l’évêque de Beziers et de son oncle le duc de Bourbon ; et tous les seigneurs le suivoient ; et fut le roi dedans l’église environ demi heure ; et puis en issit et alla loger au palais qui n’est pas trop loin de là, et son frère de Touraine et son oncle de Bourbon avecques lui ; et les autres seigneurs se logèrent et espardirent parmi la ville, car il y a logis assez pour être logé tout au large et à leur aise, car Beziers est une bonne cité.

CHAPITRE VII.

De l’accusation faite au roi du peuple de Languedoc en la ville de Beziers sur un nommé Betisac, trésorier au duc de Berry, pour les grandes extorsions qu’il avoit faites au peuple, et de sa confession, et comme il fut cruellement justicié en la dite ville.


Trois jours se tint le roi à Beziers en joie et en revel avec les dames et damoiselles avant que Betisac fût néant adhers ni demandé ; mais les inquisiteurs, qui commis y étoient par le conseil du roi, faisoient célement et secrètement enquête sur lui. Si trouvèrent par enquête plusieurs cas horribles sur lui, lesquels ne faisoient pas à pardonner. Or advint que, au quatrième jour que le roi eut là été, il fut mandé devant le conseil du roi et enclos en une chambre et examiné, et lui fut dit ainsi : « Betisac, regardez et répondez à ces cédules que véez-ci. » Lors lui furent montrées une grand’quantité de lettres et de complaintes, lesquelles avoient été apportées à Beziers et données au roi par manière de supplications, qui toutes parloient et chantoient du fol gouvernement de Betisac et des impressions et des extorsions qu’il avoit faites au peuple. Toutes lui furent lues en sa présence, l’une après l’autre. Aux unes répondit bien et sagement pour ses défenses, et aux autres non, et disoit de celles : « Je n’ai nulle connoissance ; parlez-en aux sénéchaux de Beaucaire et de Carcassonne et au chancelier de Berry. » Finablement pour l’heure il lui fut dit que pour le purger il convenoit qu’il tint prison. Il obéit et ce faire lui convint. Sitôt qu’il fut emprisonné, les inquisiteurs allèrent à son hôtel et saisirent tous les écrits et les comptes dont du temps passé il s’étoit entremêlé, et les emportèrent avecques eux et les visitèrent par grand loisir, et trouvèrent dedans moult de diverses choses et grands sommes de finances, lesquelles il avoit eues et levées du temps passé ens ès sénéchaussées et seigneuries du roi dessus dit, et les nombres si grands que les seigneurs, en oyant lire, en étoient tous émerveillés. Lors fut-il de rechef mandé devant le conseil et amené. Quand il fut venu, on lui montra ses escritps ; et lui fut demandé si toutes les sommes de florins qui levées avoient été de son temps ens es sénéchaussées dessus dites étoient bonnes, et quelle chose on en avoit fait, ni où tout pouvoit être contourné ni devenu. Il répondit à ce et dit : « Les sommes sont bonnes et vraies, et tout est tourné devers monseigneur de Berry et passé par mes mains et par ses trésoriers, et de tout je dois avoir et ai bonnes quittances en mon hôtel, en tel lieu. » On y alla ; et furent apportées devant le conseil et toutes lues, et se concordoient assez aux sommes des recettes. Adonc furent les inquisiteurs et le conseil tout abus, et Betisac remis en prison courtoise ; et parlèrent les consaulx ensemble sur cet état et dirent : « Betisac est net de toutes ces demandes que on lui demande ; il montre bien que toutes les levées dont le peuple se plaint, monseigneur de Berry les a toutes eues : quelle chose en peut-il, si elles sont mal allées ni mal mises ? »

À considérer raison, Betisac n’avoit nul tort en ses défenses et excusations, car ce duc de Berry fut le plus convoiteux homme du monde et n’avoit cure où il fût pris, mais que il l’eût. Et quand il avoit la finance devers lui, si l’employoit-il trop petitement, ainsi que plusieurs seigneurs font et ont fait du temps passé. Les