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LIVRE IV.

convenant, tant que apparent me sera que fait me aura trahison. » Si répondirent ses chevaliers : « Il vous vaudroit mieux mort que vif ; car tant que les François le sauront en vie ils s’efforceront toujours de vous guerroyer ; et auront espoir de le retourner encore en son état, pour la cause de ce que il a la fille du roi de France. » Le roi d’Angleterre ne répondit point à ce propos ; et se départit de là, et les laissa en la chambre parler ensemble, et il entendit à ses fauconniers ; et mit un faucon sur un poing, et s’oublia à le paître.

CHAPITRE LXXXII.

De la mort du roi Richard d’Angleterre, et comment les trèves furent ralongées entre France et Angleterre et aussi de la déposition du pape Bénédict.


Depuis ne demeura longs jours que renommée véritable couroit parmi Londres que Richard de Bordeaux étoit mort. La cause comme ce fut ni par quelle incidence, point je ne le savois au jour que j’escripsis ces chroniques[1]. Le roi Richard de Bordeaux mort, il fut couché sur une litière sur un char couvert de bandequin

  1. La chose n’est pas plus claire aujourd’hui. Les uns, tels que Fabian-Hall, Hayward, le moine de Saint-Denis et plusieurs des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, le font mourir de la main de Piers Exton. D’autres, tels que Walsingham, Otterbourne, le moine d’Evesham, Creton, Gower, le font mourir de chagrin et d’abstinence, volontaire. Enfin, Harding, Fortescue, Petrus de Ickham, Polydore Virgile, Stow et plusieurs manuscrits français prétendent que ses gardiens le firent mourir de faim. Ce genre de mort au reste parut devenir à la mode, car l’année suivante (1401), David, prince d’Écosse, périt, dit-on, de la même manière. Le manuscrit 8323 de la Bibliothèque du Roi qui renferme le quatrième livre de Froissart, contient sur ce sujet l’addition suivante.

    « Pour ce que vous, sire Jehan Froissart, qui fait avez les chroniques de guerres de France et d’Angleterre, sur votre quart volume vous taisez de la mort du noble roy Richard, roy d’Angleterre, en vous excusant par une manière de dire que au jour que vous feistes vostre dit quart volume vous n’estiez point informé de la manière de sa mort ; à celle fin qu’elle ne soit point oubliée ni mise en ruyne et que tous vaillans hommes se puissent mirer et exemplier ou fait douloureux de sa mort, je fais savoir à tous, ainsi que j’ay esté informé par homme digne de foy nommé Creton*, et par escript de sa propre main, lequel pour ce temps estoit en Angleterre et ou païs ; et escript ce que je vous dirai : que le roy Richard d’Angleterre fut occis et mis à mort en la tour de Londres par ung jour de Roys, l’an mil trois cens et quatre vingt et dix neuf, par la manière qui s’ensuit. Vérité est, ainsi que certeffie le dit Creton, que le jour des Roys, l’an mil trois cens quatre vingt dix neuf susdit, le roy Henry, ennemy dudit Richard, qui par avant avoit esté bany d’Angleterre chacun scet et congnoist, estant sur les champs hors de Londres avec plusieurs gens qui là estoient assemblez pour aler combatre aucuns princes qui s’estoient mis sus pour secourir leur seigneur droitturier le roy Richard, icellui roy Henry commanda à ung sien chevallier nommé messire Pierre d’Exton que il allast de bonne alleure faire finer de ce monde Jean de Bordeaulx que on nommoit roy Richard, car il voulloit que le jugement de parlement feust acomply et fait. Lequel chevalier, c’est assavoir sire Pierre d’Exton, aïant ce commandement du dit roy Henry, se part tout prestement de lui ; et s’en alla au chastel de Londres, armé et habillé, là où estoit le roy Richard qui y cuidoit disner en paix et au moins de tant que appaissier se povoit, car tousjours se doubtoit-il bien de ce qu’il lui advint. Quand le dit sire Pierre d’Exton fut là venu, il appela l’escuier trenchant du dit Richard et lui deffendy, de par le roy Henry, que il ne fist plus essay devant le roy Richard, ainçois le laissast mengier tout par lui seul s’il lui plaisoit, car il ne mengeroit jamais plus. À ces mots retourna l’escuier en la chambre où le roy Richard estoit tout seul à sa table et faisoit semblant de non voulloir mengier, pource que son escuier ne voulloit faire essay devant luy, ainsi que il soulloit et que aprins avoit, et tant que le roy lui demanda : « Dy, quelles nouvelles ? » L’escuier respondy : « Par ma foy, très redoubté seigneur, je n’en scay nulle autre, fors que Pierre d’Exton est venu, je ne sçay quelles il les apporte. » Et en ce disant l’escuier se getta à genoulx devant le roy Richard en lui priant qu’il lui pardonnast ce qu’il ne s’acquittoit point à lui trenchier à mengier ainsi que il soulloit, car deffendu lui estoit de par le roy Henry. Ceste parolle dit le roy Richard : « Ha, ha, mon amy, je te prie trenche-moy à mengier et fay essay et ton office ainsi que tu dois. » Alors l’escuier encore une fois se regetta à genoulx, disant : « Pour Dieu mercy, très puissant et très redoubté seigneur qui estes et avez esté, pardonnez-le-moy, car faire ne l’oseroye pour le roy Henry qui le m’a fait deffendre par Pierre d’Exton qui cy vient présent. »

    « De ceste response et parole se troubla très fort le roi Richard, et prit par très grand mal talent un des couteaulx de la table et le rua après la teste de l’escuyer en disant : « Mauldy soit Henry de Lancastre et toy aussi ! » À ces parolles entra le dit sire Pierre d’Exton, lui huitième comme nous avons dit, en la chambre du dit roi Richard qui séoit à sa table. Et avoit ung chascun d’iceux gros godons goudaliers et loudiers une hache d’armes en sa main, et si estoient très bien armés. Tantost que le roi Richard parceut le premier entrer ens, il bouta la table arrière et sailly sus, comme homme très hardy assuré de bon couraige, et se lança au milieu d’iceux, sa hache hors des poins et se mit très merveilleusement et de grant couraige à la deffence. Et de fait il commença tellement à escarmucher et frapper et ramonner autour de lui et sur eulx que ils en estoient tous esbahis ; et si bien se mainteinst à l’encontre d’eulx que ainçois qu’il cessast il en assoma et occist les quatre. Laquelle chose véant sire Pierre d’Exton, comme tout enragé et forcené, com-

* J’ai placé dans ma collection le poëme écrit par ce Creton sur la mort de Richard II.