Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
[1328]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

les seigneurs d’Angleterre les avoient assiégés, si comme vous avez ouï, ils allèrent vingt deux lieues de celui sauvage pays, sans arrêter ; et passèrent cette rivière de Tyne assez près de Cardueil en Galles, chacun à ses pieds ; et lendemain ils revinrent en leur pays, et se départirent par l’ordonnance des seigneurs ; et ralla chacun en sa maison. Assez tôt après les seigneurs et aucuns bons prud’hommes pourchassèrent tant entre le roi d’Angleterre et le roi d’Escosse que une trêve fut accordée entre eux à durer par l’espace de trois ans[1].

Dedans cette trêve advint que le roi Robert d’Escosse, qui moult preux avoit été, étoit devenu vieux et foible et si chargé de la grosse maladie, ce disoit-on, que mourir le convint[2].

Quand il sentit et connut que mourir lui convenoit, il manda tous les barons de son royaume ès quels il se fioit le plus par devant lui. Si leur pria moult affectueusement et leur chargea, sur leur féauté, qu’ils gardassent féalement son royaume en aide de David son fils, et quand il seroit venu en âge, qu’ils obéissent à lui et le couronnassent à roi, et le mariassent en lieu si suffisant que à lui appartenoit. En après il appela le gentil chevalier messire Guillaume[3] de Douglas et lui dit devant tous les autres : « Monseigneur Guillaume, cher ami, vous savez que j’ai eu moult à faire et à souffrir en mon temps que j’ai vécu, pour soutenir les droits de cestui royaume ; et, quand j’eus le plus à faire, je fis un vœu que je n’ai point accompli, dont moult me pèse. Je vouai que, s’il étoit ainsi que je pusse tant faire que je visse ma guerre achevée, par quoi je pusse cesti rouyaume gouverner en paix, j’irois aider à guerroyer les ennemis Notre Seigneur et les contraires de la foi chrétienne, à mon loyal pouvoir. À ce point a toujours mon cœur tendu ; mais Notre Seigneur ne l’a mie voulu consentir ; si m’a donné tant à faire en mon temps, et au dernier suis entrepris si gravement de si grand’maladie qu’il me convient mourir, si comme vous voyez. Et puisqu’il est ainsi que le corps de moi n’y peut aller, ni achever ce que le cœur a tant désiré, j’y veuil envoyer mon cœur en lieu du corps, pour mon vœu achever. Et pour ce que je ne sçais en mon royaume nul chevalier plus preux de votre corps, ni mieux taillé pour mon vœu accomplir en lieu de moi, je vous prie, très cher et espécial ami, tant comme je puis, que ce voyage veuilliez entreprendre pour l’amour de moi, et mon âme acquitter envers Notre Seigneur ; car je tiens tant de vous et de votre noblesse et de votre loyauté, que si vous l’entreprenez vous n’en faudrez aucunement, et si en mourrai plus aise ; mais que ce soit par telle manière que je vous dirai. Je vueil, sitôt que je serai trépassé, que vous prenez le cœur de mon corps et le faites bien embaumer ; et prendrez tant de mon trésor qu’il vous semblera que assez en ayez pour parfournir tout le voyage, pour vous et pour tous ceux que vous voudrez mener avec vous ; et emporterez mon cœur avec, pour présenter au saint sépulchre, là où Notre Seigneur fut enseveli, puisque le corps n’y peut aller. Et le faites si grandement, et vous pourvoyez si suffisamment de telle compagnie et de toutes autres choses que à votre état appartient, et que partout là où vous viendrez que on sache que vous emportez outre mer le cœur du roi Robert d’Escosse, et de son commandement, puisque ainsi est que le corps n’y peut aller. »

Tous ceux qui là étoient commencèrent à pleurer moult tendrement ; et quand le dit messire Guillaume put parler, il répondit et dit ainsi : « Gentil et noble sire, cent mille mercis de la grand’honneur que vous me faites, que vous de si noble et si grand’chose et tel trésor me chargez et me recommandez ; et je ferai volontiers, et de clair cœur, votre commandement, à mon loyal pouvoir. Jamais n’en doutez ; combien que je ne suis mie digne ni suffisant pour tel chose achever. » — « Ah ! gentil chevalier, dit adonc le roi, grands mercis, mais que vous le me créantez, comme bon chevalier et loyal. » — « Certes,

  1. On conclut d’abord une trêve qui devait durer jusqu’au dimanche de la mi-carême de l’année 1328, et qui fut suivie d’une paix humiliante pour le roi d’Angleterre. Édouard se désista de ses prétentions de suzeraineté sur l’Écosse et rendit à Robert Bruce tous les titres qui leur servaient de fondement. Cette pièce est datée d’Yorck le 1er mars 1328.
  2. Tout ce qui suit concernant la dernière maladie et la mort du roi Robert Bruce, doit être attribué à l’année 1329, ainsi qu’on le verra à la fin du chapitre. Mais comme Froissart, faute d’être instruit de la date de la mort de ce prince, la place avant celle de Charles-le-Bel arrivée en 1328, et avant d’autres événemens qui appartiennent certainement à la même année, je continuerai de compter 1328, en marquant en note la véritable date des faits postérieurs à cette année.
  3. Le vrai nom est Jacques.