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LIVRE I. — PARTIE I.

que cette dame fut enceinte, et le roi son mari s’accoucha malade au lit de la mort.

Quand il aperçut que mourir le convenoit, il devisa que, s’il avenoit que la roine s’accouchât d’un fils, il vouloit que messire Philippe de Valois, son cousin germain, en fût mainbour, et régent du royaume, jusques adonc que son fils seroit en âge d’être roi ; et s’il avenoit que ce fût une fille, que les douze pairs et les hauts barons de France eussent conseil et avis entre eux d’en ordonner, et donnassent le royaume à celui qui avoir le devroit. Sur ce, le roi Charles alla mourir environ la Chandeleur, l’an de grâce mil trois cent vingt sept[1].

Ne demeura mie grandement après ce que la reine Jeanne accoucha d’une fille[2], de quoi le plus du royaume en furent durement troublés et courroucés.

Quand les douze pairs et les hauts barons de France surent ce, ils s’assemblèrent à Paris le plutôt qu’ils purent, et donnèrent le royaume, de commun accord, à monseigneur Philippe de Valois, fils jadis au comte de Valois, et en ôtèrent la roine d’Angleterre et le roi son fils, qui étoit demeurée, sœur germaine du roi Charles dernier trépassé ; pour raison de ce qu’ils dient que le royaume de France est de si grand’noblesse qu’il ne doit mie par succession aller à fémelle, ni parconséquent à fils de fémelle, ainsi que vous avez ouï ça devant au commencement de ce livre. Et firent celui monseigneur Philippe couronner à Rains l’an de grâce mil trois cent vingt huit, le jour de la Trinité[3], dont puisce-di grand’guerre et grand’désolation avint au royaume de France et en plusieurs pays, si comme vous pourrez ouïr en cette histoire.

Assez tôt après ce que ce roi Philippe fut couronné à Rains, il manda ses princes, ses barons et toutes ses gens d’armes, et alla atout son pouvoir loger en la ville[4] de Cassel pour guerroyer les Flamands, qui étoient rebelles à leur seigneur[5], mêmement ceux de Bruges, d’Ypre et ceux du Franc[6] ; et ne vouloient obéir au dit comte de Flandre, mais l’avoient enchâssé ; et ne pouvoit adonc nulle part demeurer en son pays, fors tant seulement à Gand, et encore assez escharsement. Si déconfit adonc le roi Philippe bien seize mille Flamands, qui avoient fait un capitaine qui s’appeloit Colin Dennekins[7], hardi homme et outrageux durement ; et avoient les dessusdits Flamands fait leur garnison de Cassel, au commandement et aux gages des villes de Flandre, pour garder ces frontières là en droit. Et vous dirai comment ces Flamands furent déconfits, et tout par leur outrage.

Ils se partirent un jour, sur l’heure de souper, du mont de Cassel[8], en intention de déconfire le roi et tout son ost, et s’envinrent tout paisiblement, sans point de noise, ordonnés en trois batailles, desquelles l’une alla droit aux tentes du roi, et eurent près soupris le roi qui séoit à souper et toutes ses gens. L’autre bataille s’en alla droit aux tentes du roi de Behaigne, et le trouvèrent près en tel point ; et la tierce bataille s’en alla droit aux tentes du comte de Hainaut, et l’eurent aussi près soupris, et le hâtèrent si que à grand’peine purent ses gens être armés, ni les gens monseigneur de Beaumont son frère. Et vinrent tantôt ces trois batailles si paisiblement jusques aux tentes, que, à grand meschef, furent les seigneurs armés et leurs gens assemblés. Et eussent tous les seigneurs et leurs gens été morts, si Dieu ne les eût, ainsi comme par droit miracle, secourus et

    avec Jeanne de France, fille unique de Louis X, dit le Hutin.

  1. Charles-le-Bel mourut à Vincennes, dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1327, en commençant l’année à Pâques suivant l’usage d’alors, et 1328, suivant notre manière actuelle de la commencer au 1er janvier.
  2. Cette fille, nommée Blanche, vint au monde le 1er avril 1328.
  3. Le dimanche de la Trinité était cette année le 29 mai.
  4. C’est-à-dire, sans doute, auprès de Cassel ; car les Flamands étaient maîtres de la ville, comme Froissart le dira plus bas.
  5. Le comte Louis dit de Crécy.
  6. Le Franc, Franconatus, terra franca. C’est une partie de la Flandre française qui fut cédée à la France par la paix des Pyrénées. Elle comprend les bailliages de Bourbourg, Bergue Saint-Winox et Furnes, et outre les chefs-lieux de ces bailliages, les villes de Dunkerque et de Gravelines.
  7. Les historiens flamands le nomment Nicolas Zonnekins.
  8. Ils s’étaient retranchés sur une éminence à la vue de Cassel dont ils étaient en possession et qui leur servoit comme de place forte. Ils firent arborer sur les murs des tours de Cassel une espèce d’étendard sur lequel ils avaient fait peindre un coq avec ces mots :

    Quand ce coq ici chantera,
    Le roi trouvé ci entrera.

    Ils appelaient Philippe le roi trouvé, parce qu’il n’avait pas dû espérer d’être roi. Après la victoire, Philippe fit mettre Cassel à feu et à sang.