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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE LXII.


Comment le roi d’Angleterre envoya ses messages au comte de Hainaut pour avoir son conseil qu’il feroit du droit qu’il se disoit avoir en France.


En ce temps que cette croix étoit en si grand’fleur de renommée, et que on ne parloit ni devisoit-on d’autre chose, se tenoit messire Robert d’Artois en Angleterre, enchâssé de France, de-lez le jeune roi Édouard, et avoit été avec lui au conquêt de Bervich et en plusieurs chevauchées d’Escosse. Si étoient nouvellement retournés en Angleterre ; et ennortoit et conseilloit le dit messire Robert tempre et tard le roi qu’il voulût défier le roi de France qui tenoit son héritage à grand tort. Dont le roi eut plusieurs fois conseil par grand’délibération, à ceux qui étoient ses plus secrets et espéciaux conseillers, comment il se pourroit maintenir du tort qu’on lui avoit fait du royaume de France en sa jeunesse, qui par droite succession de proismeté devoit être sien par raison, ainsi que messire Robert d’Artois l’en avoit informé ; et l’avoient les douze pairs et les barons de France donné à messire Philippe de Valois d’accord et ainsi comme par jugement, sans appeler ni ajourner partie adverse. Si n’en savoit le dit roi que penser ; car ennuis ainsi le lairoit, si amender le pouvoit ; et si il le challengeoit et le débat en émouvoit, et on lui denioit, si comme bien faire on pourroit, et il s’en tint tout coi et point ne l’amendoit, ou son pouvoir n’en faisoit, plus que devant blâmé en seroit.

Et d’autre part il voyoit bien que, par lui ni par la puissance de son royaume, il ne pourroit mauvaisement mettre au dessous le grand royaume de France, s’il n’acquéroit des seigneurs puissans en l’Empire et d’autre part, par son or et par son argent. Si requéroit souvent à ses espéciaux conseillers qu’ils lui voulussent sur ce donner conseil et bon avis, car sans grand conseil il n’en vouloit plus avant entreprendre.

À la parfin, ses conseillers lui répondirent d’accord et lui dirent : « Cher sire, la besogne est de si haute entreprise que nous ne nous en oserions charger ni finalement conseiller ; mais, cher sire, nous vous conseillerions, s’il vous plaisoit, que vous envoyassiez suffisans messages, bien informés de votre intention, à ce gentil comte de Hainaut de qui avez la fille, et à monseigneur Jean, son frère, qui si vaillamment vous a servi, en priant en amitié que sur ce ils vous veuillent conseiller ; car mieux savent que à telle affaire affiert que nous ne savons ; et si sont bien tenus de votre raison garder, pour l’amour de la dame, que vous avez ; et s’il est ainsi qu’ils s’accordent à votre entente, ils vous sauront bien conseiller de quels seigneurs vous vous pourrez bien aider, et lesquels, et comment vous les pourrez mieux acquérir. » — « À ce conseil, dit le roi, nous accordons-nous bien ; car il me semble être bel et bon ; et ainsi que conseillé m’avez sera fait. »

Adonc pria le roi à ce prélat, l’évêque de Lincolle, qu’il voulût entreprendre ce voyage à faire pour l’amour de lui, et à deux bannerets[1] qui là étoient, et à deux clercs en droit aussi, qu’ils voulussent faire compagnie à l’évêque en ce voyage. Les dessus dits évêque, chevaliers bannerets et clercs ne voulurent mie refuser la requête du roi, ains lui octroyèrent volontiers. Si s’appareillèrent le plutôt qu’ils purent, et partirent du roi et montèrent en mer. Adonc arrivèrent à Dunquerque : si reposèrent là tant que leurs chevaux fussent mis hors des vaisseaux, et puis se mirent en chemin et chevauchèrent parmi Flandre, et exploitèrent tant qu’ils vinrent à Valenciennes. Là trouvèrent-ils le comte Guillaume de Hainaut qui gissoit si malade de goutes artétiques[2] et de gravelle qu’il ne se pouvoit mouvoir ; et trouvèrent aussi monseigneur Jean de Hainaut, son frère. S’ils furent grandement fêtés, ce ne fait point à demander. Quand ils furent si bien fêtés comme à eux appartenoit, ils contèrent au dit comte de Hainaut et à son frère leur entente, et pourquoi ils étoient à eux envoyés ; et leur exprimèrent toutes les raisons et les doutes que le roi même avoit mises avant pardevant son conseil, si comme vous avez ouï recorder ci-desus.


CHAPITRE LXIII.


Quelle chose le comte de Hainaut conseilla aux messages du roi d’Angleterre ; et comment ils s’en retournèrent en Angleterre et dirent au roi ce que le comte leur avoit conseillé.


Quand le comte de Hainaut eut ouï ce pourquoi ils étoient là envoyés, et il eut ouï les rai-

  1. Les deux bannerets qui accompagnèrent Henri, évêque de Lincoln, furent Guillaume de Montagu, comte de Salisbury, et Guillaume de Clinton, comte de Huntingdon.
  2. Du mot grec Άρτρἴτις, goutte, maladie dans les articulations.