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LIVRE I. — PARTIE I.

étoit gardien et souverain un gentil chevalier, preux et hardi, fils de la sœur[1] le comte de Salebrin, et avoit nom messire Guillaume de Montagu, après son oncle qui ainsi eut nom ; car quand le roi le maria, il lui donna la comté de Salebrin pour sa prouesse et pour le bon service qu’il avoit toujours en lui trouvé. Quand cette nuit fut passée, l’ost du roi d’Escosse se délogea pour traire avant devers Cardueil, ainsi que proposé étoit ; et passèrent les Escots par routes assez près de ce fort château, fortement chargés d’avoir qu’ils avoient gagné à Duremmes et au pays d’entour Duremmes. Quand le bachelier[2] messire Guillaume de Montagu vit du châtel qu’ils étoient tous passés et qu’ils n’arrêtoient point au châtel, il issit hors du châtel, tout armé, atout quarante compagnons d’armes, et suivit couvertement le dernier train, où avoit chevaux si chargés d’avoir qu’à grand’mésaise pouvoient-ils aller avant ; si les aconsuit à l’entrée d’un bois ; et leur coururent sus, et en tuèrent et blessèrent, lui et ses compagnons, plus de deux cents, et prirent bien six-vingts chevaux chargés de joyaux et d’avoir, et les amenèrent pardevers le châtel.

Le cri et le hu et les fuyans s’en vinrent jusques à messire Guillaume de Douglas, qui faisoit l’arrière-garde et avoit jà passé le bois ; et après en vinrent les nouvelles en l’ost. Qui donc vit les Escots retourner à course de chevaux parmi les champs, par montagnes et par vallées, messire Guillaume de Douglas tout devant, il en put avoir grand’hideur. Tant coururent qui mieux mieux, qu’ils vinrent au pied du châtel et montèrent la montagne en grand’hâte. Mais ainçois qu’ils parvinssent aux barrières, ceux de dedans les avoient jà fermées, et la proie et l’avoir mis dedans à sauveté : de quoi les Escots eurent grand deuil. Si commencèrent à assaillir moult fortement, et ceux de dedans à défendre, à lancer et à descliquer, à traire et à jeter tant qu’on pouvoit, d’une part et d’autre. Là s’efforçoient durement les deux Guillaumes de gréver l’un l’autre ; et tant dura cet assaut que tout l’ost des Escots y fut venu et le roi même. Quand le roi et son conseil eurent vu les gens morts gissans sur les champs, et virent les assaillans blessés et navrés à cet assaut, sans rien conquêter, ils en furent durement courroucés. Si commanda le roi que on laissât l’assaillir et que chacun s’allât loger, car il n’iroit plus avant et ne se partiroit de là, si auroit vu comment on pourroit ses gens venger. Qui adonc vit frémir gens et appeler l’un l’autre, et quérir pièce de terre pour mieux loger, les assaillans retraire, les navrés rapporter ou rapoier, les morts atraîner et assembler, voir put grand triboulement. Cette nuit fut l’ost des Escots logé dessous le châtel ; et la frisque dame comtesse de Salebrin fêta très grandement et conforta tous les compagnons de laiens, tant comme elle put, à liée chère.


CHAPITRE CLXIII.


Comment messire Guillaume de Montagu issit par nuit du châtel de Salebrin pour aller querre secours au roi d’Angleterre contre le roi d’Escosse.


Lendemain le roi d’Escosse, qui durement étoit courroucé, commanda que chacun s’appareillât pour assaillir, car il feroit ses engins et ses instrumens traire à mont pour savoir s’ils pourroient de rien entamer le fort châtel. Chacun s’appareilla et monta contremont pour assaillir, et ceux de dedans pour eux défendre. Là eut un fort assaut et périlleux, et moult de bien faisans d’un côté et d’autre. Là étoit la comtesse de Salebrin qui très durement les reconfortoit : et par le regard d’une telle dame et son doux amonnestement, un homme doit valoir deux au besoin. Cet assaut dura moult longuement, et y perdirent les Escots moult de leurs gens ; car ils s’abandonnoient durement, et portoient arbres et merriens à grand’foison pour emplir les fossés et pour amener les instrumens jusques aux murs s’ils pussent ; mais ceux du châtel se défendoient si

  1. Il paraît que Froissart se trompe sur cette parenté ; puisque le neveu du comte de Salisbury portait comme lui le nom de Montagu, il était probablement fils du frère et non de la sœur du comte. D’ailleurs cette phrase est très louche ; pour la rendre claire, il faut la construire à peu près ainsi : « Si en étoit gardien et souverain, après son oncle, un gentil chevalier preux et hardi qui avoit nom messire Guillaume de Montagu, et étoit fils de la sœur du comte de Salisbury qui ainsi eut nom, car quand le roi le maria, il lui donna la comté de Salisbury, etc. »
  2. On appelait bachelier le chevalier qui ne possédait pas quatre bachelles, étendue de terre qui constituait le droit de déployer bannière. La bachelle contenait dix mas, chacun desquels devait être composé d’assez de terre pour fournir au travail de deux bœufs pendant l’année.