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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

quit tous par son sens et par sa prouesse, et les emmena à Dignant tous en prison, dont tout le pays d’entour eut grand’joie ; et en fut grandement ledit messire Regnault loué et prisé.

Si me tairai un petit à parler des gens de Vennes, de Dignant et de Roche-Périou, et reviendrai à la comtesse de Montfort, qui étoit dedans Hainebon, et à messire Louis d’Espaigne, qui tenoit le siége devant, et avoit si débrisée et si froissée la ville par les engins, que ceux de dedans se commencèrent à ébahir et avoir volonté de faire accord ; car ils ne véoient nul secours venir, ni n’en oioient nouvelles. Dont il avint que l’évêque, messire Guy de Léon, qui étoit oncle de messire Hervey de Léon, par qui pourchas et conseil le comte de Montfort avoit été pris, si comme on disoit dedans la cité de Nantes, parla un jour audit messire Hervey son neveu, sur assurément, par long-temps ensemble d’une chose et d’autres ; et tant que le dit évêque devoit pourchasser accord à ses compagnons, pourquoi la ville de Hainebon seroit rendue à messire Charles de Blois ; et ledit messire Hervey devoit pourchasser d’autre part que ceux de dedans seroient apaisés envers messire Charles, quittes et délivrés, et ne perdroient rien de leur avoir. Ainsi se départit ce parlement. Le dit évêque entra en la ville pour parler aux autres seigneurs. La comtesse se douta tantôt de mauvais pourchas : si pria à ces seigneurs de Bretagne, pour l’amour de Dieu, qu’ils ne fissent nul défaute et que elle auroit grand secours dedans trois jours. Mais le dit évêque parla tant et montra tant de raisons à ces seigneurs qu’il les mit en grand effroi cette nuit. Lendemain il recommença, et leur dit tant de raisons d’unes et d’autres qu’ils étoient tous de son accord ou assez près. Et jà étoit le dit messire Hervey venu assez près de la ville pour la prendre de leur accord, quand la comtesse qui regardoit aval la mer, par une fenêtre du châtel, commença à crier et à faire grand’joie ; et disoit tant comme elle pouvoit : « Je vois venir le secours que j’ai tant désiré. » Deux fois le dit : chacun de la ville courut tantôt, qui mieux mieux, aux fenêtres et aux créneaux des murs pour voir que c’étoit ; et virent grand’foison de naves, petites et grands, bien bastillées, venir pardevers Hainebon : dont chacun fut durement reconforté, car bien tenoient que c’étoit messire Almaury de Cliçon qui amenoit ce secours d’Angleterre dont vous avez par deçà devant ouï parler, qui par soixante jours avoient eu vent contraire sur mer.


CHAPITRE CLXXVII.


Comment l’évêque de Léon se tourna de la partie messire Charles de Blois : et comment messire Gautier de Mauny et ceux de Hainebon abattirent les engins des François qui moult les grévoient.


Quand le châtelain de Guinganp, messire Yves de Treseguidy, messire Galeran de Landerneaux et les autres chevaliers virent ce secours venir, ils dirent à l’évêque qu’il pouvoit bien contremander son parlement ; car point n’étoient conseillés de faire ce qu’il leur ennortoit. L’évêque, messire Guy de Léon, en fut durement courroucé et dit : « Seigneurs, donc départira notre compagnie, car vous demeurerez deçà vers madame, et je m’en irai par delà pardevers celui qui plus grand droit y a, ce me semble. » Lors se partit l’évêque de Hainebon, et défia la dame et tous ses aidans, et s’en alla dénoncer audit messire Hervey et dire la besogne, ainsi comme elle se portoit. Ledit messire Hervey fut durement courroucé ; si fit tantôt dresser les plus grands engins qu’ils avoient, au plus près du chàtel qu’on put, et commanda que on ne cessât de jeter par jour et par nuit ; puis se partit de là. Si emmena son oncle, le dit évêque, à messire Louis d’Espaigne qui le reçut à bon gré et liement ; et aussi fit messire Charles de Blois quand il fut à lui venu. La comtesse fit à liée chère appareiller salles et chambres et hôtels pour herberger aisément ces seigneurs d’Angleterre qui là venoient, et envoya contre eux moult noblement. Quand ils furent venus et descendus, elle-même vint contre eux à grand’révérence ; et si elle les fêta et gracia grandement ce n’est pas de merveilles, car elle avoit bien mestier de leur venue, si comme vous avez ouï.

Si en fit adonc, et depuis aussi, tant comme elle en put faire ; et les emmena adonc tous, chevaliers et écuyers, au châtel herberger et en la ville à leur aise ; et leur donna lendemain à dîner moult grandement. Toute la nuit ne cessèrent les engins de jeter, ni lendemain aussi. Quand ce vint après dîner que la dame eut fêté ces seigneurs, messire Gautier de Mauny, qui