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LIVRE I. — PARTIE I.


CHAPITRE CCXXV.


Comment le comte Derby prit Bonneval ; et comment ceux de Pierregord vinrent escarmoucher l’ost des Anglois et prirent le comte de Kenfort et trois ou quatre de ses chevaliers.


Après la conquête de Lille en Gascogne, et que le comte Derby y eut laissé gens d’armes et archers de par lui, et envoyé douze bourgeois de la ville en otage, pour plus grand’sûreté, en la ville de Bordeaux, il chevaucha outre et vint devant Bonneval[1]. Là eut grand assaut et dur, et plusieurs hommes blessés dedans et dehors. Finablement les Anglois la prirent et la mirent à merci, et la rafraîchirent de gens d’armes et de capitaine. Et puis chevauchèrent outre, et entrèrent en la comté de Pierregord et passèrent devant Bourdeilles ; mais point ne rassaillirent, car ils virent bien qu’ils eussent perdu la peine. Si exploitèrent tant qu’ils vinrent jusques à Pierregord. Dedans étoient le comte de Pierregord et messire Roger de Pierregord son oncle, le sire de Duras et bien six vingt chevaliers et écuyers du pays, qui tous s’étoient là recueillis sur la fiance du fort lieu, et aussi l’un pour l’autre.

Quand le comte Derby et sa route furent arrivés devant, ils avisèrent et imaginèrent moult bien comment ni par quel voie ils la pourroient assaillir à leur avantage. Si la virent forte durement ; si que, tout considéré, ils n’eurent mie conseil de y employer leurs gens ; mais se retrairent arrière sans rien faire, et s’en vinrent loger à deux lieues de là, sur une petite rivière, pour venir devant le châtel de Pellagrue. Ces gens d’armes qui étoient dedans Pierregord parlèrent ensemble ce soir, et dirent ainsi : « Ces Anglois nous sont venus voir et aviser de près, et puis se sont partis sans rien faire ; ce seroit bon que à nuit nous les allassions réveiller, car ils ne sont pas logés trop loin de ci ». Tous s’accordèrent à cette opinion, et issirent de Pierregord environ mie nuit, bien deux cents lances, montés sur fleur de chevaux, et chevauchèrent roidement, et furent devant le jour au logis des Anglois. Si se férirent dedans baudement : si en occirent et mes-haignèrent grand’foison, et entrèrent au logis du comte de Kenfort, et le trouvèrent qu’il s’armoit ; si fut assailli vitement et pris par force, autrement il eût été mort, et ne sais trois ou quatre chevaliers de son hôtel. Puis se retrairent les Gascons sagement, ainçois que l’ost fût trop ému, et prirent le chemin de Pierregord. Si leur fut bien besoin qu’ils trouvassent les portes ouvertes et appareillées ; car ils furent suivis chaudement et reboutés durement dedans leurs barrières. Mais sitôt que les Gascons furent en leurs gardes, ils descendirent de leurs chevaux, et prirent les glaives, et s’en vinrent franchement combattre main à main aux Anglois ; et tinrent leurs pas suffisamment, tant qu’ils n’y eurent point de dommage. Adonc se retrairent les Anglois tous mérencolieux de ce que le comte de Kenfort étoit pris ; et vinrent à leurs logis. Si se délogèrent bien matin, et cheminèrent devers Pelagrue.


CHAPITRE CCXXVI.


Comment le comte de Kenfort et ses compagnons furent rendus en échange du vicomte de Bosquentin, du vicomte de Chasteaubon, du sire de L’Escun et du sire de Chasteauneuf.


Tant chevauchèrent les Anglois qu’ils vinrent devant le châtel de Pelagrue. Si l’environnèrent de tous côtés et le commencèrent fortement à assaillir ; et ceux de dedans à eux défendre, comme gens de grand’volonté ; car ils y avoient un bon chevalier à capitaine que on appeloit messire Bertrand des Prez, et furent les Anglois devant Pelagrue six jours ; et y eut maint assaut.

Là entre deux furent traitées les délivrances du comte de Kenfort et de ses compagnons, en échange du vicomte de Bosquentin, du vicomte de Châteaubon, du seigneur de L’Escun, et du seigneur de Châteauneuf, parmi tant encore que toute la terre de Pierregord demeureroit trois ans en paix ; mais bien se pouvoient armer les chevaliers et écuyers de cette terre, sans forfait ; mais on ne pouvoit prendre ni ardoir, ni piller nulle chose en la dite comté. Ainsi revinrent le comte de Kenfort et tous les prisonniers anglois qui avoient été pris de ceux de Pierregord ; et aussi tous les chevaliers gascons furent délivrés parmi la composition dessus dite ; et se partirent les Anglois de devant Pelagrue, car cette terre est du comté de Pierregord ; et chevauchèrent devers Auberoche, qui est un beau

  1. Il y a plusieurs lieux de ce nom dans l’Agénois : il est impossible de deviner du quel Froissart veut parler.