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LIVRE I. — PARTIE I.

péril ; et y a certaines mettes de passage où douze hommes le passeroient de front deux fois entre jour et nuit, et n’auroient d’eau plus avant que aux genoux ; car quand le flun de la mer est en venant, il regorge la rivière si contre mont que nul n’y pourroit passer ; mais quand ce flun, qui vient deux fois entre nuit et jour, est tout r’allé, la rivière demeure là en droit si petite que on y passe bien aise à pied et à cheval ; ce ne peut-on faire autre part que là, fors au pont d’Abbeville, qui est forte ville, grande et bien garnie de gens d’armes ; et audit passage, monseigneur, que je vous nomme, a gravier de blanche marle, fort et dur, sur quoi on peut fermement charier ; et pour ce appelle-t-on ce pas la Blanche-Tache. »

Quand le roi d’Angleterre ouït les paroles du varlet, il n’eût mie été si lie qui lui eût donné vingt mille écus et lui dit : « Compains, si je trouve vrai ce que tu nous dis, je te quitterai ta prison et à tous tes compagnons pour l’amour de toi, et te ferai délivrer cent écus nobles. » Et Gobin Agace lui répondit : « Sire, oil, en péril de ma tête ; mais ordonnez-vous sur ce pour être là sur la rive devant soleil levant. » Dit le roi : « Volontiers. » Puis fit savoir par tout son ost que chacun fût armé et appareillé au son de la trompette, pour mouvoir et partir de là pour aller ailleurs.


CHAPITRE CCLXXIX.


Comment le roi d’Angleterre vint au gué de Blanche-Tache, où il trouva messire Godemar du Fay atout douze mille François, où il eut moult forte et dure bataille.


Le roi d’Angleterre ne dormit mie gramment cette nuit, ains se leva à mie nuit et fit sonner la trompette en signe de déloger. Chacun fut tantôt appareillé, sommiers troussés, chars chargés ; si se partirent sur le point du jour de la ville d’Oise-mont, et chevauchèrent sur le conduit de ce varlet, qui les menoit ; et firent tant et si bien exploitèrent qu’ils vinrent, environ soleil levant, assez près de ce gué que on appelle la Blanche-Tache. Mais le flun de la mer étoit adonc tout plein ; si ne purent passer : aussi bien convenoit-il au roi attendre ses gens qui venoient après lui. Si demeura là en droit jusques après prime que le flun s’en fût rallé ; et ainçois que le flun s’en fût r’allé, vint d’autre part messire Godemar du Fay, à grand’foison de gens d’armes envoyés de par le roi de France, si comme vous avez ouï recorder.

Si avoit le dit messire Godemar, en venant à la Blanche-Tache, rassemblé grand’foison de gens du pays, et tant qu’ils étoient bien douze mille, uns et autres, qui tantôt se rangèrent sur le pas de la rivière pour garder et défendre le passage. Mais le roi d’Angleterre ne laissa mie à passer pour ce, ains commanda à ses maréchaux tantôt férir en l’eau, et ses archers traire fortement aux François qui étoient en l’eau et sur le rivage. Lors firent les deux maréchaux d’Angleterre chevaucher leurs bannières, au nom de Dieu et de Saint-George, et eux après : si se férirent en l’eau de plein eslai les plus bachelereux, et les mieux montés devant. Là eut en la rivière fait mainte joute, et maint homme renversé d’une part et d’autre : là commença un fort hutin, car messire Godemar et les siens défendoient vaillamment le passage. Là y eut aucuns chevaliers et écuyers françois, d’Artois et de Picardie et de la charge messire Godemar, qui pour leur honneur avancer se féroient au dit gué et ne vouloient mie être trouvés sur les champs ; mais avoient plus cher à jouter en l’eau que sur terre. Si y eut, je vous dis, là fait mainte joute et mainte belle appertise d’armes ; car ceux qui là envoyés étoient pour garder et défendre le passage, étoient gens d’élite, et se tenoient tous bien rangés sur le détroit du passage de la rivière, dont les Anglois étoient durement rencontrés, quand ils venoient à l’issue de l’eau, pour prendre terre[1] ; et y avoit Gennevois qui du trait leur faisoient moult de maux ; mais les archers d’Angleterre traioient si ouniement qu’à merveilles ; et entrementes qu’ils ensonnioient

  1. Le continuateur de Nangis, et l’auteur anonyme de la Chronique de Flandre, ont avancé que Godemar de Fay s’enfuit à l’approche des Anglais et ne leur opposa pas la moindre résistance. Mais si Godemar du Fay eût été coupable de cette trahison, dont les suites furent si funestes, il n’est pas vraisemblable que Philippe de Valois l’eût épargné, lui qui avait puni de mort le seigneur de Clisson, les frères de Malestroit et plusieurs autres sur une légère preuve, peut-être même sur le seul soupçon qu’ils étaient d’intelligence avec Édouard. Il parait donc que du Fay fut malheureux et non traître, et qu’il fut vaincu, parce que le roi d’Angleterre lnu était supérieur en forces et en talent. D’ailleurs la manière dont Northburgh raconte ce fait, dans la lettre qu’on vient de citer, suppose que les Français se défendirent assez vaillamment, puisque selon lui les Anglais leur tuèrent plus de deux mille gens d’armes.