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LIVRE I. — PARTIE I.

qui s’appeloit messire Jean de Vienne. Avec lui étoient plusieurs bons chevaliers d’Artois et de la comté de Ghines, tels que messire Arnoul d’Audrehen, messire Jean de Surie[1], messire Baudouin de Bellebronne, messire Geoffroy de la Mote[2], messire Pepin de Werre, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, lesquels trop loyalement s’en acquittèrent, si comme vous orrez recorder en suivant.

Quand le roi d’Angleterre fut venu premièrement devant la ville de Calais, ainsi que celui qui moult la désiroit à conquérir, il l’assiégea par grand’manière et de bonne ordonnance, et fit bâtir et ordonner entre la ville et la rivière et le pont de Nieulai hôtels et maisons, et charpenter de gros merrein, et couvrir les dites maisons, qui étoient assises et ordonnées par rues bien et faiticement, d’estrain et de genets, ainsi comme s’il dût là demeurer dix ou douze ans ; car telle étoit son intention qu’il ne s’en partiroit, par hiver ni par été, tant qu’il l’eût conquise, quel temps ni quelle peine il y dût mettre ni prendre. Et avoit en cette neuve ville[3] du roi toutes choses nécessaires appartenans à un ost, et plus encore, et place ordonnée pour tenir marché le mercredi et le samedi : et là étoient merceries, boucheries, halles de draps et de pain et de toutes autres nécessités ; et en recouvroit-on tout aisément pour son argent ; et tout ce leur venoit tous les jours, par mer, d’Angleterre et aussi de Flandre, dont ils étoient confortés de vivres et de marchandises. Avec tout ce, les gens du roi d’Angleterre couroient moult souvent sur le pays, en la comté de Ghines, en Therouenois, et jusques aux portes de Saint-Omer et de Boulogne ; si conquéroient et ramenoient en leur ost grand’foison de proie, dont ils étoient rafraîchis et ravitaillés. Et point ne faisoit le roi ses gens assaillir la dite ville de Calais, car bien savoit qu’il y perdroit sa peine et qu’il se travailleroit en vain. Si épargnoit ses gens et son artillerie, et disoit qu’il les affameroit, quelque long terme qu’il y dût mettre, si le roi Philippe de France de rechef ne le venoit combattre et lever le siége.

Quand messire Jean de Vienne, qui capitaine étoit de Calais, vit que le roi d’Angleterre se ordonnoit et aménageoit pour là tenir le siége, et que c’étoit tout acertes, il fit une ordonnance dedans la ville de Calais, telle que toutes manières de menues gens, qui pourvéances n’avoient, vuidassent sans point d’arrêt. Si en vuidèrent et partirent un mercredi au matin, que hommes, que femmes, que enfans, plus de dix sept cents[4] ; et passèrent parmi l’ost du roi d’Angleterre. Et leur fut demandé pourquoi ils vuidoient. Ils répondirent que ils n’avoient de quoi vivre. Adonc leur fit le roi grâce de passer et aller parmi son ost sauvement, et leur fit à tous

  1. L’auteur de l’Hist. de Calais (M. Le Febvre) nomme ce chevalier Jean de Surrey, et pense qu’il était d’une famille issue d’un bâtard de la maison d’Anjou, établie depuis long-temps en Angleterre, où il mourut lui-même dit l’historien, en 1347, avant la fin du siége de Calais. Cette dernière circonstance prouve, ce semble, qu’il ne s’agit point ici de ce Jean de Surrey, qui ne fut peut-être même jamais attaché à la France. Il vaudrait peut-être mieux lire, Jean de Surice ; ce nom est très connu en Flandre, et se trouve dans l’Histoire de Cambray par Carpentier, et dans plusieurs autres ouvrages généalogiques.
  2. M. Le Febvre trompé, sans doute, par la leçon des Froissarts imprimés qui portent La Mente, change ce nom en celui de Lamet ; mais comme le nom de La Mote est très connu dans le Cambrésis et les pays voisins, on peut se dispenser d’admettre cette correction. Quant à Pepin de Were, il le fait Anglais sur la seule conformité de nom avec une maison illustre d’Angleterre. Il serait peut-être plus simple de le supposer un peu altéré, et de lire, ou Pepin du Wer, ou Pepin de Wiere, famille dont un autre membre, Buchon de le Wiere, est nommé par Froissart, page 120, comme compagnon du seigneur de Fauquemont. Il existe aussi en Artois une ancienne famille nommée Lever, d’où deseend le marquis Lever.
  3. Le roi d’Angleterre lui donna le nom de Ville-Neuve-la-Hardie.
  4. Knighton diffère de Froissart pour le nombre des personnes et pour la date de leur sortie de Calais. Selon lui cinq cents personnes seulement furent mises hors de la ville, non dès le commencement du siége, mais vers la fête de saint Jean-Baptiste, et périrent de faim et de froid entre la ville et le camp, parce qu’Édouard ne voulut pas leur permettre de passer. La circonstance du froid capable de faire mourir, montre qu’il s’est trompé en plaçant cet événement dans l’été et qu’il a dû arriver vers le mois d’octobre ou plutôt de novembre, comme le suppose Froissart. Quant au nombre des personnes, peut-être n’est-il différent que parce que l’un des historiens ne compte que les hommes, au lieu que l’autre y joint les femmes et les enfans. Il y a encore une autre disparité entre les deux récits : suivant l’un, ces malheureux périrent de misère sans pouvoir traverser le camp anglais ; suivant l’autre, Édouard les traita avec la plus grande générosité. Peut-être faut-il prendre un milieu et croire qu’Édouard fit donner de l’argent et des vivres à quelques-uns de ceux qui s’offrirent à ses regards et qu’il abandonna les autres à l’horreur de leur sort.