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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prouesses dont il étoit renommé. Quand le duc de Normandie le sçut, il en fut durement courroucé : si s’en alla tantôt pardevers le roi son père, et lui requit si acertes qu’il put, qu’il voulût le chevalier délivrer pour l’amour de lui, ou il seroit déshonoré ; et diroit-on qu’il l’auroit trahi, car il l’avoit assuré par bonnes lettres scellées de son scel, pour telle raison ; et conta le dit duc la cause au roi, tout ainsi que vous l’avez ouï. Le roi n’en voult rien faire, pour requête ni pour prière que le duc son fils en fit ; et répondit qu’il le feroit mettre à mort, et qu’il le tenoit pour son trop grand ennemi. Dont répondit le duc que, si il en fesoit ainsi, il fut certain que jamais ne s’armeroit contre le roi d’Angleterre ni tous ceux qu’il en pourroit détourner ; et eut adonc entre le roi et le duc de Normandie grosses paroles, et se partit le duc par mautalent, et dit le duc, au partir, que jamais en l’hôtel du roi n’entreroit, tant que messire Gautier fût en prison.

Ainsi demeura cette chose un grand temps, et pourchassoit[1] le dessus dit messire Gautier un chevalier de Hainaut, qui s’appeloit messire Mansart d’Esne : cil en eut moult de peine et de travail pour aller et pour venir devers le duc de Normandie. En la fin le roi de France fut si conseillé qu’il délivra le dit messire Gautier de prison, et lui fit payer tous ses frais que à cause de l’arrêt avoit eus ; et le voulut voir le dit roi. Si dîna le dit messire Gautier de-lez lui en l’hôtel de Nelle à Paris ; et lui fit adonc présent le dit roi de dons et de joyaux qui valoient mille florins. Le dit messire Gautier, pour l’honneur du roi qui lui faisoit présenter, les reçut par condition que, lui venu devant Calais, il en parleroit au roi d’Angleterre son seigneur, et s’il lui plaisoit, il les retiendroit, ou autrement il les renverroit.

Cette parole plut bien au roi de France et au duc de Normandie, et dirent qu’il avoit parlé comme loyal chevalier. Depuis ce fait il prit congé d’eux, et chevaucha tant par ses journées qu’il vint en Hainaut : si se rafraîchit à Valenciennes trois jours. Depuis se partit et exploita tant qu’il vint devant Calais, oû il fut reçu à grand’joie, du roi et de tous ses barons ; ce fut bien raison. Et là leur recorda toutes ses aventures depuis que parti étoit d’Aiguillon, et montra au roi son seigneur les beaux joyaux que le roi de France lui avoit présentés, et demanda féablement au roi quelle chose en étoit bonne à faire ; car il les avoit reçus par celle manière que, si il lui plaisoit, il les retiendroit, ou autrement il les renverroit. Si me semble que le roi d’Angleterre lui dit adonc : « Messire Gautier, vous nous avez toujours loyalement servi jusques à maintenant, et ferez encore, si comme nous espérons ; renvoyez au roi Philippe ses présens, vous n’avez nulle cause de les retenir. Nous avons assez, Dieu merci, pour nous et pour vous, et sommes en grand’volonté de vous bien faire, selon le bon service que fait nous avez. » — « Monseigneur, reprit messire Gautier, grand merçy. »

Tantôt après ces paroles, il prit tous ces joyaux et prèsens et les chargea à son cousin messire Mansart, et lui dit : « Chevauchez en France devers le roi, et me recommandez à lui moult de fois, et lui diles que je le remercie grandement des beaux présens qu’il m’a présentés : mais ce n’est mie l’aise ni la paix du roi d’Angleterre monseigneur que je les retienne. » Lors dit messire Mansart : « Sire, tout ce ferai-je volontiers : »

Si se partit atant de messire Gautier et du siége de Calais, les dits joyaux avec lui, et exploita tant par ses journées qu’il vint à Paris ; si fit son message au roi bien et à point. Le roi ne voulut ouïr nulles nouvelles de reprendre les joyaux, mais les donna, ainsi qu’ils étoient, au dit messire Mansart, qui en remercia le roi, et n’eut volonté contraire du prendre.


CHAPITRE CCCI.


Comment le comte Derby fit son mandement pour aller en Poitou, et prit plusieurs villes et châteaux en venant vers Saint-Jean-d’Angély.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le comte Derby s’étoit tenu toute la saison en la cité de Bordeaux, le siége pendant des François devant Aiguillon. Sitôt qu’il sçut de vérité que le duc de Normandie avoit défait son siége et s’étoit retrait en France[2], il s’avisa qu’il

  1. Pourchassait la délivrance de messire Gautier.
  2. La lettre du comte de Derby que nous avons rapportée ci-dessus nous fait apercevoir plusieurs erreurs dans ce récit de Froissart. 1o Le comte, suivant cette lettre, était, non à Bordeaux, mais à La Réole avec une partie