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LIVRE I. — PARTIE II.

d’avantage. Et étoient ces Espaignols en ces grosses nefs plus hautes et plus grandes assez que les nefs angloises ne fussent ; si avoient grand avantage de traire, de lancer et de jeter grands barreaux de fer dont ils donnoient moult à souffrir les Anglois.

Les chevaliers du roi d’Angleterre qui en sa nef étoient, pourtant que elle étoit en péril d’être effondrée, car elle traioit aigue, ainsi que ci-dessus est dit, se hâtoient durement de conquerre la nef où ils étoient accrochés ; et là eut fait plusieurs grands appertises d’armes. Finablement le roi et cils de son vaisseau se portèrent si bien que celle nef fut conquise, et tous cils mis à bord qui dedans étoient. Adonc fut dit au roi le péril où il étoit, et comment sa nef faisoit aigue, et que il se mît en celle que conquis avoit. Le roi crut ce conseil, et entra en la dite nef espaignole, et aussi firent ses chevaliers, et tous cils qui dedans étoient ; et laissèrent l’autre toute vide, et puis entendirent à aller avant et à envahir leurs ennemis qui se combattoient moult vassamment, et avoient arbalétriers qui traioient carreaux de forts arbalètres qui moult travailloient les Anglois.

Cette bataille sur mer des Espaignols et des Anglois fut durement forte et bien combattue, mais elle commença tard ; si s’en prenoient les Anglois près de bien faire la besogne et déconfire leurs ennemis. Aussi les Espaignols, qui sont gens usés de mer et qui étoient en grands vaisseaux et forts, s’acquittoient loyalement à leur pouvoir. Le jeune prince de Galles et cils de sa charge se combattoient d’autre part : si fut leur nef accrochée et arrêtée d’une grosse nef espaignole, et là eurent le prince et ses gens moult à souffrir, car leur nef fut trouée et pertuisée en plusieurs lieux, dont l’eau entroit à grand’randon dedans ; ni, pour chose que on entendît à l’épuiser, point ne demeuroit que elle n’appesantît toudis. Pour laquelle doute les gens du prince étoient en grand’angoisse et se combattoient moult aigrement pour conquerre la nef espaignole ; mais ils n’y pouvoient avenir ; car elle étoit gardée et défendue de grand’manière. Sur ce péril et ce danger où le prince et ses gens étoient, vint le duc de Lancastre tout arriflant et côtoyant la nef du prince ; si connut que tantôt ils n’en avoient mie le meilleur et que leur nef avoit à faire, car on jetoit aigue hors à tous lez. Si alla autour, et s’arrêta à la nef espaignole, et puis écria : « Derby à la rescousse ! » Là furent ces Espaignols envahis et combattus de grand’façon et ne durèrent point depuis longuement. Si fut leur nef conquise, et eux tous mis à bord sans nullui prendre à merci. Si entrèrent le prince de Galles et ses gens dedans. À peine eurent-ils sitôt fait que leur nef effondra. Si considérèrent adonc plus parfaitement le grand péril où ils avoient été.

D’autre part se combattoient les barons et les chevaliers d’Angleterre, chacun selon que ordonné et établi étoit ; et bien besognoit qu’ils fussent forts et remuans, car ils trouvoient bien à qui parler. Ainsi que sur le soir tout tard, la nef de La Salle du Roi d’Angleterre, dont messire Robert de Namur étoit chef, fut accrochée d’une grosse nef d’Espaigne, et là eut grand estour et dur ; et pource que les dits Espaignols vouloient celle nef mieux mestrier et à leur aise, et avoir ceux qui dedans étoient, et l’avoir aussi, ils mirent grand’entente que ils l'emmenassent avec eux. Si trairent leurs singles amont, et prirent le cours du vent et l’avantage ; et se partirent malgré les maronniers de monseigneur Robert et ceux qui avec lui étaient ; car la nef espaignole étoit plus grande et plus grosse que la leur ne fut : si avoient bon avantage du mestrier.

Ainsi en allant ils passèrent devant la nef du roi. Si dirent : « Rescouez La Salle du Roi. » Mais ils ne furent point entendus, car il étoit jà tard ; et s’ils furent ouïs si ne furent-ils point rescous. Et crois que ces Espaignols les en eussent menés à leur aise, quand un varlet de monseigneur Robert qui s’appeloit Hanekin fit là une grande appertise d’armes : car l’épée toute nue au poing, il s’écueilla et saillit en la nef espaignole, et vint jusques au mât, et coupa la câble qui porte la voile, parquoi la voile chéy et n’eut point de force ; car avec tout ce, par grand’appertise de corps, il coupa quatre cordes souveraines qui gouvernoient le mât et la voile, par quoi la dite voile chey en la nef ; et s’arrêta la nef toute coie, et ne put aller plus avant.

Adonc s’avancèrent messire Robert de Namur et ses gens quand ils virent cet avantage, et saillirent en la nef espaignole de grand’volonté, les épées toutes nues ens ès mains ; et requirent et envahirent ceux que là dedans ils trouvèrent,