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LIVRE I. — PARTIE II.

par devant la cité d’Évreux, et là mit le siége fortement et durement ; et fit charger et amener avec lui de la cité de Rouen tous les engins pour dresser devant la ville et la cité d’Évreux, et encore en fit-il faire assez.

À Évreux, à bourg, cité et châtel, tout fermé à part lui. Si logea le roi de France devant le bourg et y fit faire plusieurs assauts. Finablement, ceux de la ville doutèrent à perdre corps et biens, car ils étoient moult appressés d’assaut que les François leur faisoient. Si entrèrent en grands traités que d’eux rendre, sauf leurs corps et leurs biens. Le roi Jean fut si conseillé qu’il le prit. Si ouvrirent les bourgeois d’Évreux les portes de leur ville et mirent les François dedans ; mais pour ce ne furent-ils mie en la cité, car elle étoit et est aussi bien fermée de murs, de portes et de fossés comme le bourg est. Toutes fois le roi de France fit loger son connétable et ses maréchaux et la plus grand’partie de son ost en la dite ville, et il tint encore son logis aux champs, ainsi comme il avoit fait en devant. Les gens du roi de France, quand ils se furent logés au bourg d’Évreux, commencèrent à subtiller comment ils pourroient conquerre la cité. Si firent emplir les fossés au plus étroit et moins profond, tant que on pourroit bier aller jusqu’aux murs pour combattre main à main. Quand ceux qui en la cité demeuroient se virent ainsi appressés, si se commencèrent à ébahir, et eurent conseil que d’eux rendre, sauves leurs vies et leurs biens. On remontra ces traités au roi de France si il les vouloit faire ; il fut adonc si conseillé que il les prit à merci. Ainsi eurent les François le bourg et la cité, mais pour ce n’eurent-ils mie le châtel, qui étoit en la garde de messire Jean Carbeniaus et de messire Guillaume de Gauville. Ainçois y sist le roi de France plus de sept semaines devant qu’il le pût avoir : et quand il l’eut, ce fut par composition telle que : tous les chevaliers et écuyers qui dedans étoient s’en partirent, le leur et leurs corps, et se pouvoient sauvement traire là où il leur plairoit. Si se trairent, si comme je fus informé, ens ou châtel de Breteuil qui est un des beaux et des forts séans à pleine terre qui soit en toute Normandie. Si fit le roi Jean de France prendre la saisine et possession par ses maréchaux du châtel d’Évreux, et en eut grand’joie quand il en fut sire, et dit bien que jamais de son temps ne le rendroit aux Navarrois. Ainsi eut le roi de France le bourg, la cité et le châtel d’Évreux, mais moult lui coûta d’or et d’argent en soudoyers ; et le fit depuis bien garder à son pouvoir, mais encore le r’eut le roi de Navarre, par le fait de monseigneur Guillaume de Gauville, ainsi que vous orrez recorder avant en l’histoire.

Après le conquêt d’Évreux, si comme ci-dessus est dit, le roi de France et tout son host s’en partit, et se traist par devant le châtel de Breteuil et là mit le siége. Si avoit bien en son host soixante mille chevaux ; et eut devant Breteuil le plus beau siége et le plus plentureux, et la plus grand’foison de chevaliers et d’écuyers et de hauts seigneurs que on avoit vus en France ensemble devant forteresse séant à siége, depuis le siége d’Aiguillon.

Là vinrent voir le roi de France plusieurs seigneurs étrangers, tel que le comte de Douglas d’Escosse, à qui le roi de France fit grand’chère, et lui donna cinq livrées de revenu par an en héritage séant en France ; et de ce devint le dit comte homme au roi de France et demeura toute la saison avec lui. Aussi vint en l’ost du dit roi de France Dam Henry de Castille, qui s’appeloit bâtard d’Espaigne[1] et comte de Tristemare, et amena avec lui une grand’route d’Espaignols qui furent tous reçus à saus et à gages par le commandement du roi de France.

Et sachez que les François qui étoient devant Breteuil ne séjournoient mie de imaginer et subtiller plusieurs assauts pour plus gréver ceux de la garnison. Aussi les chevaliers et écuyers qui dedans étoient, subtilloient nuit et jour pour eux porter contraire et dommage ; et avoient ceux de l’ost fait lever et dresser grands engins qui jetoient nuit et jour sur les combles des tours, et ce moult les travailloit. Et fit le roi de France faire par grand’foison de charpentiers un grand beffroy à trois étages que on menoit à roues quelle part que on vouloit. En chacun étage pouvoient bien entrer deux cents hommes et tous eux aider ; et étoit breteskié et cuiré pour le trait trop malement fort ; et l’appeloient les plu-

  1. Henri était fils naturel d’Alphonse XI, roi de Castille, et d’Éléonore Guzman, sa maîtresse. On le verra plus tard reparaître sur la scène à côté de Duguesclin, en opposition à D. Pèdre, dit le Cruel, soutenu par le prince de Galles. Henri finit enfin par être reconnu roi de Castille, sous le titre de Henri II.