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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pouvons voir ni imaginer qu’ils aient que une bataille ; mais trop bellement et trop sagement l’ont-ils ordonnée ; et ont pris le long d’un chemin fortifié malement de haies et de buissons, et ont vêtu celle haie d’une part et d’autre de leurs archers, tellement que on ne peut entrer ni chevaucher en leur chemin fors que parmi eux. Si convient-il aller celle voie si on les veut combattre. En celle haie n’a que une seule entrée et issue, où espoir quatre hommes d’armes, ainsi que au chemin, pourroient chevaucher de front. Au coron d’icelle haie, entre vignes et espinettes où on ne peut aller ni chevaucher, sont leurs gens d’armes, tous à pied ; et ont mis les gens d’armes tout devant eux leurs archers en manière d’une herse : dont c’est trop sagement ouvré, ce nous semble ; car qui voudra ou pourra venir par fait d’armes jusques à eux, il n’y entrera nullement, fors que parmi ces archers qui ne seront mie légers à déconfire. »

Adonc parla le roi, et dit : « Messire Eustache, et comment y conseillez-vous à aller ? » Donc répondit le chevalier et dit : « Sire, tout à pied, excepté trois cents armures de fer des vôtres, tous des plus apperts et hardis, durs et forts et entreprenans de votre ost, et bien montés sur fleur de coursiers, pour dérompre et ouvrir ces archers ; et puis vos batailles et gens d’armes vitement suivre tous à pied et venir sur ces gens d’armes, main à main, et eux combattre de grand’volonté. C’est tout le conseil que de mon avis je puis donner ni imaginer ; et qui mieux y scet, si le die. » Ce conseil et avis plut grandement au roi de France, et dit que ainsi seroit-il fait.

Adoncques par le commandement du roi, sur cet arrêt, se départirent les deux maréchaux, et chevauchèrent de bataille en bataille, et trièrent et élurent et dessévrèrent à leur avis, par droite élection, jusques à trois cents chevaliers et écuyers, les plus roides et plus apperts de tout l’ost, et chacun d’eux monté sur fleur de coursiers et armés de toutes pièces. Et tantôt après fut ordonnée la bataille des Allemands ; et devoient demeurer à cheval pour conforter les maréchaux, dont le comte de Sarrebruche, le comte de Nido[1], le comte Jean de Nasco[2] étoient meneurs et conduiseurs. Là étoit et fut le roi Jean de France, armé lui vingtième de ses paremens[3] ; et avoit recommandé son ains-né fils en la garde du seigneur de Saint-Venant, de monseigneur de Landas et de messire Thibaut de Voudenay ; et ses autres trois fils puis-nés, Louis, Jean et Philippe, en la garde d’autres bons chevaliers et écuyers ; et portoit la souveraine bannière du roi messire Geffroy de Chargny, pour le plus prud’homme de tous les autres et le plus vaillant ; et étoit messire Regnault de Cervolle, dit Archiprêtre[4], armé des armures du jeune comte d’Alençon[5].


CHAPITRE XXXII.


Comment le cardinal de Pierregort se mit en grand’peine d’accorder le roi de France et le prince de Galles.


Quand les batailles du roi furent ordonnées et appareillées, et chacun sire dessous sa bannière et entre ses gens, et savoit aussi chacun quelle chose il devoit faire, on fit commandement de par le roi que chacun allât à pied, excepté ceux qui ordonnés étoient avec les maréchaux pour ouvrir et fendre les archers, et que tous ceux qui lances avoient, les retaillassent au volume de cinq pieds, parquoi on s’en pût mieux aider, et que tous aussi ôtassent leurs éperons. Cette ordonnance fut tenue ; car elle sembla à tout homme belle et bonne.

Ainsi que ils devoient approcher et étoient par semblant en grand’volonté de requerre leurs ennemis, vint le cardinal de Pierregort férant et battant devant le roi ; et s’étoit parti moult matin de Poitiers ; et s’inclina devant le roi moult bas, en cause d’humilité, et lui pria à jointes mains, pour si haut seigneur que Dieu est, qu’il se voulût abstenir et affréner un petit tant qu’il eût parlé à lui. Le roi de France qui étoit assez

  1. Nidau, ou Nidou.
  2. Sans doute, Nassau.
  3. C’était une coutume reçue, et qui se conserva même assez long-temps, d’armer plusieurs combattans de la même manière que le commandant de l’armée.
  4. Renaut de Cervole empruntait vraisemblablement le surnom d’Archiprêtre de la possession d’un archiprêtré : il n’était pas rare alors de voir les laïques posséder des bénéfices et des dignités ecclésiastiques. On peut consulter sur la personne de Renaut de Cervole et sur sa maison le savant mémoire de M. le baron de Zur-Laubeu, inséré dans le t. ii de sa Bibliothèque militaire, historique et politique, in-12.
  5. Pierre II, comte d’Alençon, fils de Charles, qui avait été tué en 1346 à la journée de Crécy.