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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/601

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LIVRE I. — PARTIE II.

Navarette et se logèrent là[1]. Sitôt qu’ils eurent pris terre, le prince envoya ses coureurs devant pour sçavoir le convine des ennemis, et là où ils étoient logés. Ces coureurs, tantôt montés sur fleur de coursiers, se départirent de l’ost du prince et chevauchèrent si avant que ils virent tout l’ost entièrement des Espaignols qui étoient logés ès bruyères devant Najares ; et ce rapportèrent-ils au prince qui volontiers en ouït parler, et sur ce eut-il avis. Quand ce vint au soir, il fit secrètement signifier par tout son ost que, au premier son de sa trompette on s’appareillât, au second on s’armât, et au tiers son on montât à cheval et partit, en suivant les bannières des maréchaux et le pennon Saint-George, et que nul, sur la tête, ne s’avançât d’aller devant, s’il n’y étoit commis.


CHAPITRE CCXXXIV.


Comment le roi Henry ordonna ses batailles bien et failicement, et comment le dit roi reconforte ses gens doucement.


Tout en telle manière que le prince de Galles avoit ce vendredi, sur le soir, envoyé ses coureurs devant pour aviser le convine des Espaignols, le roi Henry avoit aussi envoyé les siens pour apprendre de l’état du prince, et où il étoit logé et comment. Si en rapportèrent ceux qui envoyés y furent la vérité ; et sur ce eurent le dit roi Henry et messire Bertran avis et conseil. Si firent ce vendredi, de haute heure, toutes leurs gens souper et puis aller reposer, pour être plus frais et plus nouveaux à heure de mie-nuit que ordonné étoit d’eux armer et appareiller, et traire sur les champs et ordonner leurs batailles ; car bien supposoient que à lendemain ils se combattroient. Si se tinrent les Espaignols ce soir tout aises ; et bien avoient de quoi, de tous vivres largement ; et les Anglois en avoient grand deffaute ; pour ce désiroient-ils moult à combattre, ou tout perdre ou tout gagner.

Après mie-nuit sonnèrent les trompettes en l’ost du roi Henry. À ce son se réveillèrent toutes gens, et s’armèrent et appareillèrent. Au second son après, environ l’aube du jour, se trairent-ils tous hors de leurs logis et se mirent sur les champs, et ordonnèrent trois batailles. La première eurent messire Bertran du Guesclin, messire Arnoul d’Audrehen, le vicomte de Rokebertin et le comte de Lune[2] d’Arragon, et là furent tous les étrangers, tant de France comme d’autres pays, et y furent deux barons de Haynaut, le sire d’Antoing et messire Allard sire de Brifeuil. La furent messire le Bègue de Villaines, le Bègue de Villiers, messire Jean de Berguete, messire Gauvain de Bailleul, l’Allemand de Saint-Venant qui fut là fait chevalier, et plusieurs autres bons chevaliers de France, d’Arragon, de Provence et des marches voisines. Si étoient bien en cette bataille quatre mille chevaliers et écuyers, moult frisquement armés et ordonnés à l’usage de France. La seconde bataille eurent le comte Dan Tille et son frère le comte Sanses, et étoient bien en cette ordonnance seize mille parmi les génétaires[3] et ceux à cheval ; et se trairent un petit arrière de la bataille messire Bertran, à la sénestre main. La tierce bataille et la plus grosse sans comparaison gouvernoit le roi Henry ; et étoient en son arroy bien sept mille à cheval et quarante mille de pied, parmi les arbalétriers. Et quand ils furent ordonnés, le roi Henry, monté sur une mule forte et roide, à l’usage du pays, se départit de son arroy et s’en alla visiter les seigneurs, de rang en rang, en eux priant moult doucement que ils voulsissent ce jour entendre à garder son honneur ; et leur remontroit la besogne de si bonne chère que tous en avoient joie. Et quand il eut ainsi allé de l’un à l’autre, il s’en revint en sa bataille dont il étoit parti, et tantôt fut jour. Environ soleil levant, si se mirent à voie par devers Navaret pour trouver leurs ennemis, tous rangés, serrés et ordonnés ainsi que pour tantôt combattre sans surpasser l’un l’autre.


CHAPITRE CCXXXV.


Comment le prince et ses gens se logèrent sur une petite montagne ; et comment messire Jean Chandos leva ce jour bannière.


Le prince de Galles en telle manière, sur l’aube du jour, fut trait, et toutes ses gens, sur les

  1. Le prince de Galles dut arriver à Navarrette au plus tard le 1er avril, puisque la lettre qu’il écrivit de cette ville au comte de Transtamare est datée de ce jour.
  2. Luna, bourg de l’Arragon à sept ou huit lieues de Sarragosse.
  3. Cavaliers armés à la légère et montés sur genets, petits chevaux du pays.