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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gneur, à Dieu le veut, je n’en paierai jà moins. » Et tantôt que le prince l’ouït ainsi parler, il se repentit, et dit-on que ceux de son conseil lui allèrent au-devant et lui dirent : « Monseigneur, vous avez trop mal fait quand si légèrement l’avez rançonné. » Et voulsissent bien lors les gens du prince qu’il se fût repenti et eût brisé cette convenance ; mais le prince, qui fut sage et loyal chevalier, en répondit bien et à point, et dit : « Puisque accordé lui avons, nous lui tiendrons, ni jà n’en irons arrière : blâme et vergogne nous seroit, si reproché nous étoit que nous ne le voulsissions mettre à finance, quand il se veut mettre si grossement que payer cent mille francs. » Depuis cette ordonnance fut soigneux et diligent de querre finance et de prier ses amis ; et exploita si bien que, par l’aide qu’il eut du roi de France et du duc d’Anjou, qui moult l’aimoit, il paya en moins d’un mois les cent mille francs[1], et s’en vint servir le duc d’Anjou[2] à bien deux mille combattans, en Provence, où le dit duc étoit à siége devant la ville de Tarascon, qui se tenoit pour la roine de Naples.

En ce temps fut traité le mariage de monseigneur Lion, fils au roi d’Angleterre, duc de Clarence et comte d’Ulnestre, à la fille monseigneur Galéas seigneur de Milan, laquelle jeune dame étoit nièce à monseigneur le comte de Savoie et fille de madame Blanche sa sœur ; et se porta si bien le traité et conseil entre les parties que le mariage fut accordé. Et vint le dit duc de Clarence, accompagné grandement de chevaliers et d’écuyers d’Angleterre, en France, où le roi et le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et le sire de Coucy, le recueillirent grandement et liement, en France et à Paris[3] ; et passa le susdit duc parmi le royaume de France ; et vint en Savoie, où le gentil comte de Savoie le reçut très honorablement à Chambéry, et fut là deux jours en très grand revel de danses, de carolles et de tous ébattemens. Au tiers jour il partit, et le conduisit le comte de Savoie jusques à Milan ; et là épousa-t-il sa nièce, la fille à monseigneur Galéas, le lundi après la Trinité, l’an 1368.

Or retournerons-nous aux besognes de France.


CHAPITRE CCXLVIII.


Comment les compagnies se partirent de la prinçauté et entrèrent au royaume de France ; et comment le sire de Labreth fut marié à madame Isabelle de Bourbon.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder du voyage que le prince de Galles fit en Espagne, et comment il se partit mal content du roi Dam Piètre, et retourna arrière en Aquitaine. Quand il fut revenu, toutes manières de gens le suivirent, tant pour ce qu’ils ne vouloient mie demeurer en Espaigne, que pour être payés de leurs gages, ainsi que au partir enconvenancé l’avoit. Si que quand ils furent tous retournés, le prince n’eut mie tous ses paiemens si appareillés qu’il voulsist ; car le voyage d’Espaigne l’avoit si miné et effondré d’argent que merveille seroit à penser. Or séjournèrent ces gens de compagnies sur son pays d’Aquitaine, qui ne se pouvoient toudis tenir de mal faire, et étoient bien six mille combattans. Si leur fit dire le prince et prier qu’ils voulsissent issir de son pays, et aller ailleurs pour chasser et vivre, car il ne les y vouloit plus soutenir. Les capitaines des compagnies, qui étoient tous ou Anglois ou Gascons, tels que messire Robert Briquet, Jean Cresuelle, messire Robert Ceni, messire Gaillart Vigier, le bourg de Breteuil, le bourg Camus, le bourg de l’Esparre, Naudon de Bagerant, Bernard de la Salle, Hortingo et Lamit, et plusieurs autres, ne vouloient mie courroucer le prince, mais vuidèrent de la prinçauté du plus tôt qu’ils purent, et entrèrent en France qu’ils appeloient leur Chambre ; et passèrent la grosse rivière de Loire[4] et s’en vinrent en Cham-

  1. Il trouva une partie de cette somme en Bretagne, où il alla aussitôt après qu’il fut mis en liberté. Il se rendit ensuite auprès du roi qui lui prêta 30,000 doubles d’Espagne que du Guesclin s’obligea de lui rembourser par acte du 27 décembre de cette année 1367. Du Guesclin prend dans cette obligation la qualité de duc de Transtamare et prince de Lonngueville.
  2. Du Guesclin, après avoir payé sa rançon, se rendit à Montpellier, le 27 février 1368, avec le maréchal d’Audeneham, et ils accompagnèrent le duc d’Anjou au siége de Tarascon que ce prince investit le 4 mars. Les événemens de ce siége sont peu connus ; car on ne saurait compter sur le récit romanesque des auteurs de la vie de du Guesclin.
  3. Le duc de Clarence arriva à Paris le dimanche de Quasimodo, 16 avril de cette année 1368. Remarquons en passant qu’on lit dans les chroniques le sixième jour d’avril : c’est vraisemblablement une faute du copiste ; car Pâques ayant été cette année le 9 avril, le dimanche de Quasimodo fut le 16.
  4. Les compagnies passèrent la Loire à l’entrée de février, suivant la Chronique de France : les ravages qu’elles firent en France durant le cours de cette année y sont racontés beaucoup plus au long que dans Froissart.