Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1368]
553
LIVRE I. — PARTIE II.


et que le roi Henry et messire Bertran du Guesclin eurent obtenu la place devant le dit châtel de Montiel, ils se logèrent et aménagèrent tout environ ; et bien disoient qu’ils n’avoient rien fait ni exploité s’ils ne prenoient le dit châtel de Montiel et le roi Dan Piètre dessus dit, qui étoit dedans. Si mandèrent tout leur état et gouvernement à leurs gens qui se tenoient devant Toulette, afin qu’ils en fussent plus réconfortés. De ces nouvelles furent tout réjouis le comte Dan Tille[1] et tous ceux qui là le siége tenoient.

Le châtel de Montiel étoit assez fort pour bien tenir un grand temps, si pourvu eût été de vivres ; mais de tous vivres, quand le roi Dan Piètre y entra, il n’en y avoit point assez pour vivre plus haut de quatre jours ; et se ébahissoit durement le roi Dam Piètre et les compagnons ; car ils étoient de si près guettés de nuit et de jour que un oiseau ne se pût partir du châtel qu’il ne fût vu et aperçu. Le roi Dan Piètre qui étoit là dedans en grand’angoisse de cœur et qui voyoit ses ennemis logés autour de lui, et qui bien savoit que à nul traité de paix ni d’accord ils ne voudroient entendre, eut grand’imagination ; si que, tout considéré, les périls où il se trouvoit et la faute de vivres qui laiens étoit, il fut conseillé que à heure de mie-nuit du châtel lui douzième ils partiroient et se mettroient en la garde de Dieu, et auroient guêtes qui les mèneroient à l’un des corons de l’ost à sauveté. Si se arrêtèrent au dit châtel en tel état ; et se partit secrètement environ heure de mie nuit, le roi Dan Piètre, Dan Ferrant de Castres, et tant qu’ils furent eux douze ; et faisoit cette nuit durement épais et brun. À ce donc, faisoit le guet, à plus de trois cents combattans, messire le Bègue de Vilaines. Ainsi que le roi Dam Piètre étoit issu du châtel et sa route, et s’en venoient par une haute voie qui descendoit en bas, et se tenoient si cois, qu’il sembloit qu’il n’y eût nullui, le Bègue de Vilaines, qui étoit toudis en doute et en soin de son fait et en crémeur de tout perdre, ouït, ce lui sembla, le son de passer sur le pavement, et dit à ceux qui de-lez lui étoient : « Seigneurs, tenez-vous tout cois ; ne faites nul effroi ; j’ai ouï gens ; tantôt sachons qui ils sont qui viennent à cette heure. Je ne sçais si ce seroient gens vitailliers qui vinssent rafraîchir ce châtel de vivres, car il n’en est mie bien pourvu. » Adonc s’avança le dit Bègue, sa dague en son poing, ses compagnons de-lez lui, et vint à un homme près du roi Dam Piètre et demanda : « Qui es-tu là ? Parlez, ou vous êtes morts ! » Cil à qui messire le Bègue s’adressa étoit Anglois ; si se refusa à parler, et s’élança outre en le eschivant. Et le dit Bègue le laissa passer et se radressa sur le roi Dan Piètre, et lui sembla, quoiqu’il fît moult brun, que ce fût il, et le revisa pour le roi Henry son frère le bâtard ; car trop bien se ressembloient. Si lui demanda, en portant la dague sur sa poitrine, « Et vous, qui êtes-vous ? Nommez-vous et vous rendez tôt, ou vous êtes mort ! » Et en ce parlant il le prit par le frein de son cheval, et ne voulut mie qu’il lui échappât, ainsi que le premier avoit fait, quoiqu’il fût pris de ses gens.

Le roi Dan Piètre, qui voyoit une grosse route de gens d’armes devant lui, et qui bien sentoit que échapper ne pouvoit, dit au Bègue de Vilaines qu’il reconnut : « Bègue, Bègue, je suis le roi Dan Piètre de Castille, à qui on fait moult de torts par mauvais conseil ; je me rends ton prisonnier et me mets, et tous mes gens qui ci sont, et tous comptés n’en y a que douze, en ta garde et volonté. Si te prie, en nom de gentillesse, que tu nous mettes à sauveté, et me rançonnerai à toi si grandement comme tu voudras, car, Dieu mercy ! j’ai bien encore de quoi ; mais que tu m’eschives des mains du bâtard Henry mon frère. » Là dut répondre, si comme je fus depuis acertené et informé, le dit Bègue, qu’il venît tout sûrement lui et sa route, et que jà son frère par lui ne sauroit rien de cette avenue. Sur cel état s’en allèrent-ils ; et fut mené le roi Dan Piètre au logis du Bègue de Vilaines, et proprement en la chambre de messire Yons de Lakonnet. Il n’eut point là été une heure,

    en Languedoc au mois de septembre, et que ce ne fut que postérieurement an 20 de ce mois qu’il traita, par l’ordre du duc d’Anjou, avec les chefs des compagnies qui ravageaient cette province, pour les engager à en sortir et vraisemblablement à le suivre en Espagne. Telles sont les raisons qui m’ont déterminé à fixer la date de la bataille de Montiel au mois de mars 1369, conformément au témoignage des Chroniques de France et des historiens d’Espagne.

    Ayala, contemporain, la place aussi au mercredi 14 mars 1369.

  1. D. Tello s’était joint au roi de Navarre pour ravager la Castille.