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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sonniers : mais ils n’en avoient nuls ; car les garçons, si comme ci-dessus est dit, s’en étoient fuis atout : et aussi ceux des Anglois s’étoient retraits et détournés bien avant de la besogne. Si demeurèrent en ce danger, dont ils étoient tout courroucés ; et disoient entre eux : « Veci mauvaise ordonnance, et par nos garçons. La place est nôtre, et si n’en pouvons partir ; car dur nous est, qui sommes armés et travaillés, d’aller à pied parmi ce pays qui nous est tout contraire ; et si sommes plus de cinq lieues arrière de la plus prochaine forteresse que nous ayons : et si avons ci de nos gens que nous ne pouvons laisser derrière, qui sont navrés et blessés. » Entre ce qu’ils étoient en cel estrif, et que ils ne savoient lequel faire, et avoient envoyé deux de leurs Bretons tout désarmés courir par les champs pour savoir si ils verroient nuls de leurs varlets, veci monseigneur Guichart d’Angle, messire Louis de Harecourt, le seigneur de Parthenay, le sire de Tonnai-Bouton, le sire d’Argenton, le sire de Puisances, le sire de Poiane, messire Jacques de Surgières et plusieurs autres, qui bien étoient deux cents lances, qui quéroient les François ; car on leur avoit dit qu’ils chevauchoient ; et avoient proprement eu leurs chevaux le vent, et la fleur et le frais des leurs : si venoient tout abandonnant, bannières et pennons ventilans. Si tôt que les Bretons et les François les virent approcher, ils connurent bien que c’étoient leurs ennemis, les barons et les chevaliers de Poitou ; si dirent ainsi aux Anglois qui là étoient : « Veci vos gens qui vous viennent au secours, et nous savons bien que nous ne pouvons durer à eux : vous, et vous, si les commencèrent tous à nommer, étiez nos prisonniers, nous vous quittons bonnement de vos fois et de vos prisons, parmi tant que vous nous ferez bonne compagnie ; encore avons-nous plus cher que nous soyons à vous que à ceux qui viennent. » Et ceux répondirent : « Dieu y ait part. » Ainsi furent les Anglois quittes de leurs prisons et eurent prisonniers. Tantôt furent les dessus dits Poitevins venus, lances abaissées, et en écriant leurs cris ; et adonc les Bretons et les François se trairent d’un lez et dirent : « Ho ! seigneurs ! cessez, cessez, nous sommes prisonniers. » Là témoignèrent les Anglois : « Il est vérité, ils sont nôtres. » Kerlouet fut à messire Bertran de Casselies et messire Louis de Saint-Julien à messire Jean Chambo : il n’en y eut nul qui n’eût son maître.

Or furent trop durement dolents et déconfortés ces barons et ces chevaliers de Poitou, quand ils virent là leur sénéchal, monseigneur Jean Chandos gésir en tel état, et qu’il ne pouvoit parler : si commencèrent à regretter et à doulorer moult amèrement en disant : « Gentil chevalier, fleur de toute honneur, messire Jean Chandos ! à mal fut le glaive forgé, dont vous êtes navré et mis en péril de mort. » Là pleuroient moult tendrement ceux qui là étoient. Bien les entendoit et se complaignoit ; mais nul mot ne pouvoit parler. Là tordoient les mains et tiroient leurs cheveux et jetoient grands cris et grands plaints, par espécial les chevaliers et les écuyers de son hôtel. Là fut le dit messire Jean Chandos de ses gens désarmé moult doucement et couché sur targe et sur pavais, et amené et apporté tout le pas à Mortemer, la plus prochaine forteresse de là. Et les autres barons et chevaliers retournèrent à Poitiers, et là amenèrent-ils leurs prisonniers[1]. Si entendis que cil Jacques de Saint-Martin, qui avoit navré le dit monseigneur Jean Chandos fut si mal visité de ses plaies qu’il mourut à Poitiers. Le gentil chevalier dessus nommé ne vesqui de cette navrure que un jour et une nuit, et mourut : Dieu en ait l’âme par sa débonnaireté ; car oncques depuis cent ans ne fut plus courtois ni plus plein de toutes bonnes et nobles vertus et conditions, entre les Anglois, de lui.

Quand le prince et la princesse, le comte de Cantebruge, le comte de Pennebroch et les barons et chevaliers d’Angleterre, qui étoient en Guyenne, sçurent la mort du dessus dit, si furent durement courroucés et déconfortés, et dirent bien qu’ils avoient trop perdu partout, deçà et delà la mer. De ses amis et amies fut plaint et regretté monseigneur Jean Chandos ; et le roi de France et les seigneurs de France l’eurent tantôt pleuré. Ainsi aviennent les besognes. Les Anglois l’aimoient pour ce qu’en lui étoient toutes hautaines emprises : les François le hayoient pour ce qu’ils le ressoingnoient. Si l’ouïs-je bien en ce temps plaindre et regretter des bons chevaliers et vaillans de France ; et disoient ainsi, que de lui c’étoit grand dom-

  1. On peut commencer à compter ici l’année 1370.