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LIVRE I. — PARTIE II.

au retour au plus tôt qu’il put. Ainsi fut là mort ledit chevalier ; et le firent les seigneurs, qui étoient en la porte, enterrer en sainte terre ; et le dit écuyer retourna en l’ost, qui recorda l’aventure qui étoit à son maître avenue. Si en furent tous les compagnons courroucés ; et vinrent ce soir gésir entre Mont-le-Héry et Paris sur une petite rivière, et se logèrent de haute heure.


CHAPITRE CCCXIX.


Comment messire Bertran du Guesclin commença à guerroyer en la vicomté de Limoges et y prit le châtel de Saint-Yrier.


Pendant que messire Robert Canolle faisoit son voyage, et le prince de Galles et ses deux frères, séoient devant la cité de Limoges, messire Bertran du Guesclin et sa route, où il pouvoit avoir deux cents lances, chevauchoit à l’un des côtés du pays de Limousin. Mais point ne gissoit de nuit aux champs, pour la doute des rencontres des Anglois ; mais dedans forteresses qui étoient tournées françoises ; lesquelles étoient à messire Louis de Maleval, à messire Raymon de Mareuil, et à des autres. Et tous les jours chevauchoient et se mettoient en grand’peine de conquérir villes et forts. Bien le savoit le prince, et en venoient à lui les plaintes tous les jours ; mais il ne vouloit mie défaire son siége, car il avoit pris trop au cœur l’avenue de Limoges. Et entra le dit messire Bertran en la vicomté de Limoges, un pays qui se tenoit et rendoit au duc de Bretagne, monseigneur Jean de Montfort ; et là commença à courir au nom de madame la femme à monseigneur Charles de Blois, à laquelle l’héritage avoit été jadis[1]. Si fit là grand guerre, et nul ne lui alla au devant ; car le duc de Bretagne ne cuidoit point que messire Bertran le dût guerroyer. Et vint devant Saint-Yrier[2], où il n’avoit nul gentilhomme qui le sçût défendre. Si furent si effrayés quand ils sçurent la venue de monseigneur Bertran, et aussi que on les assailloit si efforcément, que, combien que leur ville fût assez forte, si se rendirent-ils en l’obéissance de madame de Bretagne pour qui ïl faisoit guerre. De Saint-Yrier firent les Bretons une grande garnison, et la réparèrent et fortifièrent malement, qui gréva depuis malement au pays, et par laquelle ils prirent plusieurs villes et châteaux en la vicomté de Limoges.

Si retournerons-nous au prince de Galles.


CHAPITRE CCCXX.


Comment le prince de Galles et ses gens prirent la cité de Limoges, et comment les trois capitaines de la dite cité firent grands appertises d’armes.


Environ un mois, non plus, fut le prince de Galles devant la cité de Limoges ; et oncques n’y fit assaillir ni escarmoucher, mais toujours embesogner de mine. Les chevaliers qui dedans étoient et ceux de la ville, qui bien savoient que on les minoit, firent miner aussi à l’encontre, pour occire les mineurs anglois : mais ils faillirent à leur mine. Quand les mineurs du prince, qui, tout ainsi comme ils minoient, étayoient et étanchoient l’eau de leur mine, furent au-dessus de leur mine et ouvrage, ils dirent au prince : « Monseigneur, nous ferons renverser quand il vous plaira un grand pan de mur dedans les fossés, parquoi vous entrerez dedans la cité tout à votre aise sans danger. » Ces paroles plurent grandement au prince : « Oil, dit-il, je vueil que demain à l’heure de prime votre ouvrage se montre. » Lors boutèrent ces mineurs le feu en leur mine quand ils sçurent que point fut. Au lendemain, ainsi que le prince l’avoit ordonné, renversa un grand pan de mur qui remplit les fossés à cet endroit où il étoit chu. Tout ce virent les Anglois volontiers ; et étoient tous armés et ordonnée sur les champs pour entrer en la ville.

Ceux de pied y pouvoient bien entrer par là tout à leur aise, et y entrèrent ; et coururent à la porte, et coupèrent les fléaux et l’abattirent par terre, et toutes les barrières ; car il n’y avoit point de défense. Et fut tout ce fait si soudainement que les gens de la ville ne s’en donnèrent de garde. Et puis veci le prince, le duc de Lancastre, le comte de Cantebruge, le comte de Pennebroch, messire Guichard d’Angle et tous les autres, et leurs gens, qui entrèrent dedans, et pillards à pied qui étoient tous appareillés de mal faire et de courir la ville, et de occire hommes et femmes, et enfans ; et ainsi leur étoit-il commandé. Là eut grand’pitié : car hommes et femmes, et enfans, se jetoient à ge-

  1. La vicomté de Limoges avait été cédée, par le traité de Guerrande, à Jeanne, comtesse de Penthièvre, veuve de Charles de Blois ; mais elle n’en avait point été mise en possession ; et désespérant sans doute d’y réussir, elle avait transporté au roi Charles V tous ses droits sur cette vicomté, par un acte daté du 9 juillet de cette année.
  2. Petite ville du Limousin, sur l’Isle.