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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE V.


Comment grand’dissension mut entre les barons d’Angleterre et messire Huon le Despensier.


Or, raconte l’histoire que ce roi d’Angleterre, père à ce gentil roi Édouard sur qui notre matière est fondée, gouverna moult diversement son royaume, et fit moult de diverses merveilles en son pays, par le conseil et l’ennort d’un mauvais chevalier monseigneur Huon que on dit le Despensier[1] qui avoit été nourri avec lui d’enfance. Et avoit tant fait celui messire Hue que il et messire Hue son père étoient les plus grands barons d’Angleterre comme de richesse, et étoient toujours les plus grands maîtres du conseil du roi et vouloient maistrier et surmonter tous les autres hauts barons d’Angleterre ; par envie de quoi et pourquoi avinrent, puis ce di, au pays et à eux mêmes moult de maux et de tourmens. Car après la grand’déconfiture d’Esturmelin où le roi Robert Bruce, roi d’Escosse, déconfit ce roi d’Angleterre et tous ses barons, si comme vous avez ouï ci devant, grand’envie et grand murmure monteplia au pays d’Angleterre entre les nobles barons et le conseil du roi, mêmement encontre Hue le Despensier ; et lui mettoient sus que, par son conseil, ils avoient été déconfits, et que, pourtant que il étoit favorable au roi d’Escosse, il avoit tant conseillé et tenu le roi d’Angleterre en négligence, que les Escots avoient reconquis la bonne cité de Bervich et ars quatre journées ou cinq par deux fois dedans leur pays, et au dernier eux tous détruits et déconfits. Et sur ce, les dits barons eurent ensemble plusieurs fois parlement pour aviser qu’ils en pourroient faire, desquels le comte Thomas de Lancastre, qui étoit oncle du roi[2], étoit le plus grand et le principal. Or, se perçut le dit messire Hue le Despensier de cette œuvre, et que on murmuroit sur lui et sur son affaire. Si se douta trop fort que mal ne l’en prit ; si y pourvey tantôt de remède moult félonneux.


CHAPITRE VI.


Comment plusieurs barons d’Angleterre furent décolés et comment la roine et son fils s’en affuirent en France.


Il, qui étoit si bien du roi et si prochain comme il vouloit, et plus cru tout seul que tout le monde, s’en vint au roi et lui dit : que ces seigneurs avoient fait alliance encontre lui et qu’ils le mettroient hors de son royaume s’il ne s’en gardoit ; et tant fit par son ennortement et son subtil malice et engin que le roi fit à un jour prendre tous ces seigneurs à un parlement où ils étoient assemblés[3] et en fit décoler, sans délai et sans connoissance de cause, jusques à vingt-deux des plus grands barons, et tout premier le comte Thomas de Lancastre, qui moult étoit bon homme et saint et fit depuis assez de beaux miracles au lieu où il fut décolé. Pour lequel fait le dit messire Hue acquit grand’haine de tout le pays et espécialement de la roine d’Angleterre et du comte de Kent, qui étoit frère du roi d’Angleterre.

Encore ne cessa point atant le dit messire Hue de ennorter le roi de mal faire : car quand il aperçut qu’il étoit mal de la roine et du comte de Kent, il mit si grand discord entre le roi et la roine, par son malice, que le roi ne vouloit point voir la roine, ni venir en lieu où elle fut, et dura ce discord assez longuement. Et adonc fut que on dit à la roine et au comte de Kent tout secrètement, pour les périls éloigner où ils étoient, qu’il leur pourroit bien mésavenir prochainement, si ils ne se gardoient ; car le dit messire Hue leur pourchassoit grand destourbier.

Adonc quand la roine et le dit comte de Kent ouïrent ces nouvelles, si se doutèrent, car ils sentoient le roi hâtif et de diverse manière et mauvaise condition, et leur ennemi si bien de lui comme il vouloit. Si s’avisa la dame qu’elle se partiroit tout coyement et vuideroit le royaume d’Angleterre, et s’en viendroit en France voir le roi Charles son frère, qui encore vivoit, et lui conteroit ses mésaises, et emmèneroit son jeune fils Édouard avec li voir le roi son oncle[4].

  1. Hugh Spenser, qui avait succédé à Pierre Gaveston dans la faveur d’Édouard.
  2. Thomas de Lancastre n’était point fils de Henri III, mais son petit-fils, par Edmond, frère d’Édouard Ier. Il n’était douc que cousin germain d’Édouard II.
  3. Le comte de Lancastre fut arrêté non dans un parlement, mais les armes à la main. Il fut pris, et trente-cinq seigneurs avec lui, le 16 mars 1322, à Burgh, et conduit au château de Pomfret, où il fut jugé par une cour martiale, et eut la tête tranchée le 23 mars de la même année. Plusieurs de ses coaccusés furent mis à mort en divers lieux.
  4. Isabelle passa en France, du consentement de son