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LIVRE I. — PARTIE I.


CHAPITRE IX.


Comment les barons d’Angleterre mandèrent secrètement à la roine qu’elle s’en retournât, elle et son fils, en Angleterre atout mille hommes d’armes.


Or nous parlerons de ce messire Hue un petit, et assez tôt retournerons et reviendrons à la roine. Quand cil messire Hue vit qu’il avoit grand’partie fait de ses volontés, et mis à destruction les plus grands barons d’Angleterre, la roine et son ains-né fils déchassé hors d’Angleterre, et qu’il avoit le roi si attrait à sa volonté que le roi ne lui contredisoit nulle chose qu’il voulût dire ni faire, il, qui persévéroit en sa grand’mauvaiseté, fit depuis tant de bonnes gens justicier, et mettre tant de gens à mort sans loi et sans jugement, pourtant qu’il les tenoit pour suspects encontre lui, et fit tant de merveilles par son orgueil, que les barons qui demeurés étoient, et le remenant du pays, ne le purent plus porter ; ains accordèrent ses ennemis entre eux paisiblement, et firent secrètement savoir à la roine leur dame dessus dite, qui avoit sa demeure à Paris par l’espace de trois ans[1], comme enchâssée et bannie du royaume d’Angleterre, si comme vous avez ouï : si elle pouvoit trouver voie ou sens parquoi elle pût avoir aucune compagnie de gens d’armes, de mille armures de fer ou là environ, et elle voulût ramener son fils au royaume d’Angleterre, ils se trairoient tantôt vers li et obéiroient à li comme à leur dame, et à son fils comme à leur seigneur : car ils ne pouvoient plus porter les desrois et les faits que le roi faisoit au pays par le conseil dudit messire Hue. Ces lettres et ces nouvelles secrètes envoyées d’Angleterre montra la roine au roi Charles son frère, lequel lui répondit adonc tout joyeusement : « Ma belle sœur, Dieu y ait part ! de tant valent vos besognes mieux. Or l’emprenez hardiment, et priez de mes hommes jusques à la somme que vos aidans d’Angleterre vous ont signifiée ; je consentirai ce voyage et leur ferai faire délivrance d’or et d’argent, tant que ils vous serviront volontiers. »


CHAPITRE X.


Comment messire Hue le Despensier corrompit le roi de France et tout son conseil par dons, afin qu’il ne renvoyât la roine en Angleterre.


Sur ce la bonne dame avoit jà prié moult de chevaliers bacheliers et aventureux, qui lui promettoient que très volontiers ils iroient ; et ordonnoit la dame tout secrètement son affaire et ses pourvéances : mais oncques si secrètement ne le put faire ni écrire aux barons d’Angleterre, que messire Hue le Despensier ne le sût. Lors se douta-t-il que par force le roi de France la renvoyât en Angleterre. Si s’avisa que par dons il attrairoit si le roi de France et son conseil qu’il n’auroit aucune volonté de la dame aider ni de lui porter contraire. Adonc, envoya par messages secrets et affaitiés de ce faire, grand plenté d’or et d’argent et joyaux riches, et espécialement devers le roi et son plus privé conseil ; et fit tant en bref terme que le roi et tout son conseil furent aussi froids d’aider à la dame comme ils en avoient été en grand désir ; et brisa le roi tout ce voyage, et défendit, sur peine de perdre le royaume, qu’il ne fut nul qui avec la roine d’Angleterre se mît à voie pour li aider à remettre en Angleterre à main armée. Dont plusieurs chevaliers et bacheliers du dit royaume en furent moult courroucés ; et s’émerveillèrent entre eux pourquoi si soudainement le roi avoit fait cette défense ; et en murmuroient les aucuns ; et dirent bien que or et argent y étoient efforcément accourus d’Angleterre et que François sont trop convoiteux.


CHAPITRE XI.


Comment le roi de France fit dire à sa sœur qu’elle vuidât hors de son royaume.


Encore vous dirai-je, si j’ai loisir, de quoi ce messire Hue le Despensier s’avisa. Quand il vit qu’il n’auroit garde du roi de France ni de ce côté, pour embellir et fleurir sa mauvaiseté, et retraire la roine en Angleterre, et remettre en son danger et du roi son mari, il fit le roi d’Angleterre écrire au Saint-Père[2] en suppliant assez affectueusement qu’il voulût écrire et mander au roi Charles de France qu’il lui voulût renvoyer sa femme, car il s’en vouloit acquitter

  1. Isabelle ne fit pas un si long séjour en France. Elle y était arrivée au mois de mars 1325 ; et elle était retournée en Angleterre avant le 27 septembre de l’année suivante 1326, date des lettres d’Édouard II, dans lesquelles il annonce à ses sujets l’arrivée de la reine et de son fils, qui, avec Mortimer et autres bannis et ennemis de l’Angleterre, étaient descendus dans son royaume pour l’en chasser.
  2. Jean XXII occupait alors le Saint-Siège. Édouard II lui écrivit le 5 décembre de cette année 1325, ainsi qu’à plusieurs cardinaux, concernant cette affaire.