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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

qu’ils les virent clairement, et les Escots aussi eux[1].

Sitôt que les Escots les virent, ils issirent de leurs logis tous à pied, et ordonnèrent trois bonnes batailles franchement, sur le dévaler de la montagne où ils étoient logés. Pardessous cette montagne couroit une rivière forte et roide, pleine de cailloux et de grosses pierres, si qu’on ne la pût bonnement en hâte passer sans grand meschef malgré eux ; et encore plus avant si les Anglois eussent la rivière passée, si n’avoit-il point de place entre la rivière et la montagne où ils pussent avoir rangé leurs batailles. Et si avoient les Escots leurs deux premières batailles établies sur les deux croupes de montagnes, que l’on entend de la Roche, là où l’on ne peut bonnement monter, ni ramper, pour eux assaillir : mais étoient au parti, comme pour les assaillans tous confroisser et lapider de pierres, s’ils fussent passés outre la rivière ; et n’eussent pu les Anglois aucunement retourner.

Quand les seigneurs d’Angleterre virent le convenant des Escots, ils firent toutes leurs gens traire à pied et ôter leurs éperons, et ranger les trois batailles, ainsi que ordonné étoit par ayant. Là en droit devinrent moult de nouveaux chevaliers. Quand ces batailles furent rangées et ordonnées, aucuns des seigneurs d’Angleterre amenèrent le jeune roi à cheval pardevant toutes les batailles, pour les gens d’armes plus resbaudir[2] ; et prioit moult gracieusement que chacun se pénàt de bien faire la besogne et garder son bonheur ; et faisoit commander, sur la tête, que nul ne se mît devant les bannières des maréchaux, et ne se mussent jusques à tant que on leur commanderoit. Un petit après, on commanda que les batailles allassent avant pardevers les ennemis tout bellement le pas. Ainsi fut-il fait. Si alla bien chacune bataille en cel état un grand bonnier de[3] terre avant, jusques au dévaler de la montagne sur laquelle ils étoient. Ce fut fait et ordonné pour voir si les ennemis se dérouteroient point, et pour voir comment ils se maintiendroient : mais on ne put apercevoir qu’ils se mussent de rien ; et étoient si près les uns des autres qu’ils reconnoissoient partie de leur armoierie. Adonc fit-on arrêter l’ost tout coi, pour avoir autre conseil ; et si fit-on aucuns compagnons monter sur coursiers pour escarmoucher à eux, et pour aviser le passage de la rivière, et pour voir leur convenant de plus près ; et leur fit-on savoir par hérauts que, s’ils vouloient passer outre la rivière et venir combattre au plain, on se retrairoit arrière et leur livreroit-on bonne place pour la bataille ranger, tantôt ou lendemain au matin ; et si ce ne leur plaisoit, qu’ils voulussent faire le cas pareil.

Quand ils ouïrent ce traité, ils eurent conseil entre eux ; et eux conseillés, tantôt ils répondirent aux hérauts là envoyés : qu’ils ne feroient ni l’un ni l’autre ; mais que le roi et tous ses barons voyoient bien qu’ils étoient en son royaume, et lui avoient ars et gâté ; et s’il leur ennuyoit, si le vinssent amender : car ils demeureroient là tant qu’il leur plairoit.


CHAPITRE XLII.


Comment les Anglois et les Escots furent vingt-deux jours[4] les uns devant les autres sans point combattre fors qu’en escarmouchant.


Quand le conseil du roi d’Angleterre vit qu’ils n’en auroient autre chose, ils firent crier et commander que chacun se logeât là endroit où il étoit, sans reculer. Ainsi se logèrent eux cette nuit moult à mésaise, sur dure terre et pierres sauvages, et toujours armés ; et à grand meschef les garçons recouvroient de pieux et de verges pour lier leurs chevaux ; et n’avoient fourrage ni litière pour eux aiser, ni buche pour faire feu. Et quand les Escots aperçurent que les Anglois se logeoient en telle manière, ils firent demeurer aucuns de leurs gens sur les places où ils avoient établi leurs batailles, puis se retrairent en leurs logis, et firent tantôt tant de feux que merveilles étoit à regarder ; et firent entre nuit et jour si grand bruit de corner de leurs grands cors, tout à une fois, et de huer après, tout à une voix, qu’il sembloit proprement que tous les diables d’enfer fussent là venus pour eux étrangler et emporter. Ainsi furent-ils logés celle nuit, qui fut la nuit saint Pierre à l’entrée d’août[5],

  1. Les Écossais étaient campés dans le parc de Stanhope, sur une colline au pied de laquelle coule la rivière de Were, près de la Tyne méridionale.
  2. Ranimer.
  3. Le bonnier est une mesure de terre équivalant à trois arpens. Ce mot est encore usité en Flandres.
  4. Il faut compter ces vingt-deux jours, de celui où les deux armées se trouvèrent en présence pour la première fois.
  5. Saint Pierre aux Liens, le 1er août.