Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
[1377]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

savoir gens d’armes, pour venir en Gascogne ni en Bretagne : de quoi ceux qui tenoient les frontières à l’instance du jeune roi d’Angleterre n’en étoient mie réjouis. Et étoit advenu que messire Thomas de Felleton avoit prié le seigneur de l’Esparre d’aller en Angleterre pour mieux informer le roi, ses oncles et le pays, des besognes de Gascogne, à celle fin qu’ils y pourvéissent de remède et de conseil. Et étoit le sire de l’Esparre, à la prière de messire Thomas de Feîleton, parti de Bordeaux et entré en mer ; mais il eut une fortune de vent sur mer qui le bouta en la mer d’Espaigne. Si fut rencontré des nefs espaignoles à qui il eut la bataille ; mais il ne put obtenir la place pour lui, et fut pris et mené en Espaigne, et là fut plus d’un an et demi ; car il étoit tous les jours aggrevé du lignage de ceux de Pommiers.

Messire Thomas de Felleton, qui moult vaillant homme étoit, avoit escript et mandé, et espécialement au seigneur de Mucident, au seigneur de Duras, au seigneur de Rosem et au seigneur de Langurant, qui étoient les quatre barons les plus hauts et les plus puissans de toute Gascogne de la partie des Anglois, que, pour leur honneur et pour l’héritage du roi leur seigneur aider à garder et défendre aucunement, ils ne laissassent point que ils ne vinssent à Bordeaux sur Gironde à toute leur puissance. Ces chevaliers, qui en tous cas se vouloient acquitter envers le roi leur seigneur et ses officiers, étoient venus à Bordeaux. Et quand ils se furent mis tous ensemble ile se trouvèrent bien cinq cents lances ; et se tenoient en Bordeaux et en Bordelois du temps que le duc d’Anjou étoit au siége devant Bergerac. Et eurent avis et conseil messire Thomas de Felleton et ces quatre barons Gascons, que ils chevaucheroient sur les frontières des François, et se mettroient en lieu parti pour savoir si sur leur avantage ils pourvoient rien conquêter. Et se départirent de Bordeaux par routes plus de trois cents lances ; et se mirent sur le chemin et tinrent les champs ; et prindrent le chemin de la Riolle[1], et vinrent sur un pas et ville que on appelle Ymet[2] et là se logèrent. De cette embûche et de cette affaire ne savoient rien les François, dont ils eurent puis grand dommage.


CHAPITRE V.


Comment messire Thomas de Felleton, sénéchal de Bordeaux, et autres furent à un rencontre pris et retenus par les François.


Ainsi se tint le siége devant Bergerac ; et y eut fait plusieurs escarmouches et appertises d’armes de ceux de dehors à ceux de dedans. Mais petit y gagnoient les François ; car messire Perducas de la Breth, qui capitaine en étoit, les ensonnioit tellement que nul blâme ne l’en doit reprendre. Or eurent conseil ceux de l’ost, pour leur besogne approcher[3] et pour plus gréver leurs ennemis, que ils envoieroient querre en la Riolle un grand engin que on appelle truie[4], lequel engin étoit de telle ordonnance que il jetoit pierres de faix ; et se pouvoient bien cent hommes d’armes ordonner dedans, et en approchant assaillir la ville.

Si furent ordonnés pour aller querre cet engin messire Pierre de Beuil, messire Jean de Vert, messire Baudouin de Cremoux, messire Alain de Beaumont, le sire de Montcalay et le sire de Gernoz ; et se départirent de l’ost environ trois cents lances de bonnes gens d’étoffe ; et passèrent à gué la rivière de Dourdonne et chevauchèrent devers la Riolle ; et firent tant que ils y parvinrent. Entre Bergerac et la Riolle, en une place que on dit Ymet, étoient les Anglois en embûche plus de quatre cents combattans ; et rien ne savoient des François. Si vinrent nouvelles en l’ost et au connétable de France que les Anglois chevauchoient ; mais on ne leur savoit point à dire quel chemin ils tenoient. Tantôt, et pour la doutance de ces gens, le connétable mit sus une autre armée de gens d’armes, pour contre-garder leurs fourrageurs qui chevauchoient entre la rivière de Dourdonne et de Garonne, desquels il fit capitaines messire Pierre de Mornay, Yvain de Galles, Thibault du Pont et Alliot de Calay. Si étoient bien en cette route deux cents lances de gens d’étoffe. Messire Pierre de Beuil et les autres qui étoient allés querre celle truie à la Riolle, exploitèrent tant que ils y parvinrent ; et la firent sur grand’foison de chars charger ; et puis se mirent au retour pour revenir en l’ost, et par un autre chemin que ils n’étoient venus, car il leur convenoit tenir le plus

  1. La Réole, petite ville à huit lieues de Bordeaux.
  2. Aymet ou Emet, entre la Réole et Bergerac.
  3. Pour avancer leurs affaires.
  4. Espèce de machine alors en usage dans les siéges.