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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/11

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LIVRE II.

ample chemin pour leur charroy, et passer à Ymet ou assez près où les Anglois étoient en embûche ; et eurent si belle aventure, avant que ils vinssent jusques à là, que à une petite lieue ils trouvèrent les François leurs compagnons ; et quand ils se furent tous mis ensemble ils se trouvèrent bien six cents lances. Si cheminèrent plus hardiment et à plus grand loisir.

Nouvelles vinrent à messire Thomas de Felleton, et aux barons de Gascogne qui à Ymet se tenoient, que les François chevauchoient et tenoient ce chemin et amenoient un trop grand engin de la Riolle devant Bergerac. De ces nouvelles furent-ils tous réjouis, et dirent que c’étoit tout ce qu’ils demandoient. Adonc s’armèrent-ils, et montèrent sur leurs chevaux et se ordonnèrent du mieux que ils purent. Quand ils furent tous traits sur les champs, ils n’eurent guères attendu, quand véez-ci les François qui venoient en bon arroy et en grand’route. Sitôt comme ils se purent connoître et appercevoir, comme ceux qui se tenoient ennemis les uns des autres et qui se désiroient à avancer et combattre, en éperonnant leurs chevaux et en abaissant leurs glaives et en écriant leurs cris, entrèrent les uns ès autres. Là eut, je vous dis, de premier fait, de belles joûtes et de grands appertises d’armes, et maint chevalier et écuyer renversé jus de son cheval à terre. En faits d’armes et en tels poignis périlleux n’est aventure qui n’avienne. Là fut Eliot de Calay, qui moult appert écuyer et bon homme d’armes étoit, consuivi d’un coup de glaive au haterel d’un large fer de Bordeaux aussi tranchant et affilé que nul rasoir pourroit être. Cil fer lui trancha le haterel et lui passa outre et lui coupa toutes les veines : duquel coup il fut porté à terre, et là tantôt il mourut, dont ce fut dommage. Par telle aventure il fina ainsi son temps. Là avoit-il un chevalier de Berry ou de Limosin qui s’appeloit messire Jean de Lingnac, appert homme d’armes et vaillant durement, qui ce jour y fit mainte belle prouesse.


CHAPITRE VI.


Comment les Anglois furent rués jus et les plus grands seigneurs de Gascogne pris.


Moult fut cil rencontre fort et bien combattu de l’un côté et de l’autre, en cette place que on dit Ymet, assez près du village. Et quand les lances furent faillies, ils sachèrent les épées dont ils se rencontrèrent fièrement, et se combattoient main à main moult vaillamment. Là eut fait maintes grands appertises d’armes, mainte prise et mainte rescousse ; et là fut mort sur la place, du côté des Anglois, un chevalier gascon qui s’appeloit le sire de Gernoz et de Carlez ; et du côté des François Thibault du Pont. Cette bataille fut bien combattue et longuement dura, et y eut fait de beaux faits d’armes ; car c’étoient toutes gens de fait, parquoi la bataille dura plus longuement : mais finablement les Anglois ni les Gascons ne purent obtenir la place, et les conquirent les François par beau fait d’armes. Et là prit messire Jean de Lignac et fiança prisonnier de sa main messire Thomas Felleton sénéchal de Bordeaux ; et furent là pris sur la place : le sire de Mucident, le sire de Duras, le sire de Langurant et le sire de Rosem ; et s’en sauvèrent petit de la part des Gascons et des Anglois que ils ne fussent tous morts ou pris. Et ceux qui se sauvèrent encontrèrent sur leur retour vers Bordeaux le sénéchal des Landes, messire Guillaume Helmen et le mayeur de Bordeaux messire Jean de Multon atout cent lances qui s’en venoient à Ymet : mais quand ils ouïrent ces nouvelles ils retournèrent au plus tôt qu’ils purent vers Bordeaux[1].


CHAPITRE VII.


Comment Bergerac se rendit aux François ; de la venue du sire de Coucy et de la prise de Sainte-Foy.


Après cette besogne et le champ tout délivré, et que tous ceux qui prisonniers étoient furent mis en ordonnance, on se mit au retour pour venir devant Bergerac arrière au siége. Vous devez savoir que le duc d’Anjou fut grandement réjoui de ces nouvelles, quand il sçut de vérité comment ses gens avoient exploité, et que toute la fleur de Gascogne de ses ennemis, chevaliers et écuyers, étoient pris, et messire Thomas de Felleton aussi qui tant de contraires lui avoit fait ; et n’en voulsist mie tenir de cette aventure cinq cents mille francs. Tant exploitèrent messire Pierre de Beuil, messire Jean de Lignac, Yvain

  1. Cette rencontre des Français et des Anglais entre la Réole et Bergerac et la prise de Thomas Felton sont placées au 1er novembre par D. Vaisette, Histoire de Languedoc ; même date dans les grandes chroniques dites de France ou de Saint-Denis.