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LIVRE II.

nière que la plus saine partie fait ; mais font guerre au pays et se sont efforcés et efforcent du roi de France. Et pour ce que le roi d’Angleterre veut aider le duc et le pays et tenir en droit et en espécialité, il a envoyé et envoie son bel oncle le comte de Bouquinghen et une quantité de gens d’armes pour aller en Bretagne conforter le duc et le pays à leur prière et requête. Et sont arrivés à Calais, et ont pris leur chemin à passer parmi le royaume de France ; et sont si avant venus que devant la cité de Troyes, où ils sentent grand’foison de seigneurs, et par espécial le duc de Bourgogne, fils du roi de France et frère du roi de France ; si requiert messire Thomas comte de Bouquinghen, fils du roi d’Angleterre et oncle du roi à présent, la bataille en la manière qu’ils la voudront avoir. »

Au bailler ces paroles, les hérauts en demandèrent lettres ; et on leur répondit qu’ils les aroient au matin. Si les demandèrent au matin ; et on ot autre conseil que on ne leur en donroit nulles ; et leur fut dit : « Allez et dites ce dont vous êtes informés ; vous êtes créables assez, et si ils veulent ils vous en croiront. » Sur cel état étoient venus à Troyes les hérauts, qui ne purent parler au duc de Bourgogne, ni faire leur message. Je vous dirai pourquoi ni comment. La presse étoit si grande de gens d’armes allans à la porte où le duc étoit que ils ne la pouvoient rompre ; et si avoient jà les nouveaux chevaliers d’Angleterre commencé l’escarmouche, par quoi on étoit ainsi entouillé ; et aucuns chevaliers et gens d’armes, auxquels les hérauts parloient, disoient bien : « Seigneurs, vous allez en grand péril, car il y a mauvais commun en celle ville. » Celle doute et ce qu’ils ne purent passer fit retourner les hérauts sans rien faire. Or parlerons-nous de l’escarmouche, comment elle se porta.

Tout premièrement il y ot un écuyer anglois né de l’évêché de Lincolle, lequel étoit moult appert homme d’armes, et là le montra. Je ne sais si l’appertise qu’il fit il l’avoit de vœu[1] ; mais il éperonna son coursier, le glaive au poing et la targe au col, et vint tout fendant le chemin parmi la chaussée, et le fit saillir par dessus les bailles des barrières, et vint jusques à la porte où le duc de Bourgogne et les seigneurs étoient, qui tinrent cette appertise à grande. L’écuyer cuida retourner, mais il ne pot, car son cheval fut frappé de glaive et là abattu, et l’écuyer mort ; dont le duc de Bourgogne fut moult courroucé que on ne l’avoit pris prisonnier. Tantôt véez-cy les grosses batailles du comte de Bouquinghen qui s’en viennent, bannières et pennons ventilans et tout à pied, devers ces gens d’armes qui étoient en la bastide, laquelle on avoit faite de huis, de fenêtres et de tables ; et n’éloit pas chose, au voir dire, qui, contre tels gais d’armes comme les Anglois étoient, pût longuement durer. Quand le duc de Bourgogne les vit avaler si espessement et de si grand’volonté, et que les seigneurs, barons et chevaliers qui étoient en cette bastide, n’éloient mie assez forts pour eux attendre, si commanda tantôt que chacun rentrât en la ville, excepté les arbalêtriers. Si rentrèrent en la porte petit à petit ; et entrementes qu’ils entroient, les Gennevois et arbalêtriers traioient et ensonnioient les Anglois. Là ot bonne escarmouche et dure ; et fut tantôt cette bastide conquise, et point ne dura longuement aux Anglois ; et reboutèrent toutes manières de gens par force en la porte ; et ainsi comme ils entroient, ils s’ordonnoient et rangeoient sur les chaussées. Là étoit le duc de Lorraine en bonne ordonnance ; aussi étoient le sire de Coucy, le duc de Bourbon et tous les autres. Là ot entre la porte et les bailles faites maintes appertises d’armes, des morts, des blessés et des pris. Quand les Anglois virent que les François se retraioient et que point de bataille ils ne feroient fors escarmouche, si se retrairent tout bellement sur la place dont ils étoient partis, et là furent en ordonnance de bataille plus de deux heures. Et sur la remontée, ils retournèrent en leurs logis, assez près du lieu où ils avoient été logés la nuit devant, à Saint-Lie près de Barbon ; et au lendemain à Maillières le Vicomte, près de Sens en Bourgogne ; et là demeura l’ost deux jours, pour eux rafreschir et pour rançonner le plat pays d’environ, de vivres, dont ils n’avoient mie assez ; mais en avoient pour lors plus que d’autres choses grand’deffaute.

  1. On sait que, dans l’ancienne chevalerie, les chevaliers ou écuyers faisoient quelquefois des vœux, soit à Dieu et aux saints, soit à leur maîtresse, de se signaler par quelque périlleux fait d’armes.