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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/156

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[1381]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

à son départ, il laissa toutes ses pourvéances en la ville, et puis prit le chemin de Rosebourch ; et là se logea une nuit, et lendemain, il s’en vint loger à l’abbaye de Meauros sur la Tuid : c’est une abbaye qui départ les deux royaumes d’Escosse et d’Angleterre ; et là se tint le duc et ses gens tant que les Escots furent venus à la Morlane[1], à trois petites lieues de là. Et quand ils furent venus, le duc en fut signifié. Si commencèrent les traités et les parlemens entre les Escots et les Anglois, et durèrent plus de quinze jours.

En ces traités durans et parlemens faisans advinrent en Angleterre très grands meschefs et rebellions et de l’émouvement de menu peuple, par lequel fait Angleterre fut sur le point d’en être perdue sans recouvrer : ni oncques royaume ni pays ne fut en si grand péril ni aventure comme il le fut en celle saison. Et pour la grand’aise et abondance de biens en quoi le menu peuple étoit lors et vivoit, s’émut et éleva celle rébellion, ainsi que jadis s’émurent et élevèrent en France les Jacques bons-hommes qui y firent moult de maux, et par quelles incidences le noble royaume de France a été moult grevé.


CHAPITRE CVI.


Comment, un prêtre nommé Jean Balle, mit en grand’commotion le menu peuple d’Angleterre.


Ce fut une merveilleuse aventure et chose de povre fondation dont celle pestilence commença en Angleterre ; et pour donner exemple à toutes manières de bonnes gens, j’en parlerai et remontrerai, selon ce que du fait et de l’incidence je fus adonc informé.

Un usage est en Angleterre, et aussi est-il en plusieurs pays, que les nobles ont grands franchises sur leurs hommes et les tiennent en servage ; c’est à entendre que ils doivent de droit et par coutume labourer les terres des gentils-hommes, cueillir les grains et amener à l’hôtel, mettre en la grange, battre et vanner, et par servage les faings fener et mettre à l’hôtel, la bûche couper et amener à l’hôtel et toutes telles corvées ; et doivent iceux hommes tout ce faire par servage aux seigneurs. Et trop plus grand’foison a de tels gens en Angleterre que ailleurs ; et en doivent les prélats et gentilshommes être servis ; et par espécial, en la comté de Kent, d’Exsexes, de Soussexes et de Beteforde, en y a plus que en tout le demeurant de toute Angleterre. Ces méchans gens, dedans les contrées que j’ai nommées, se commencèrent à élever pour ce qu’ils disoient que on les tenoit en trop grand’servitude, et que au commencement du monde n’avoient été nuls serfs, ni nul n’en pouvoit être[2], si ils ne faisoient trahison à leur seigneur, ainsi comme Lucifer fit envers Dieu : mais ils n’avoient pas cette taille ; car ils n’étoient ni angels ni esprits, mais hommes formés à la semblance de leur seigneur, et on les tenoit comme bêtes. Laquelle chose ils ne pouvoient plus souffrir, mais vouloient être tout un ; et si ils labouroient ou faisoient aucun labourage pour leurs seigneurs, ils en vouloient avoir leur salaire. En ces machinations les avoit du temps passé grandement mis et boutés un fol prêtre de la comté de Kent, qui s’appeloit Jean Balle[3] ; et pour ses folles paroles, il en avoit geu en prison devers l’archevêque de Cantorbie par trop de fois[4] ; car cil Jean Balle avoit eu d’usage que les jours de dimanche après la messe, quand toutes gens issent du moûtier, il s’en venoit au cloître ou cimetière, et là prêchoit et faisoit le peuple assembler autour de lui, et leur disoit : « Bonnes gens, les choses ne peuvent bien aller en Angleterre, ni ne iront jusques à tant que les biens iront de commun, et qu’il ne sera ni vilains ni gentilshommes, et que nous ne soyons tous unis. À quoi faire sont cils que nous nommons sei-

  1. Grafton, dans sa chronique, l’appelle Monbane.
  2. Il y avait alors deux vers d’une vieille chanson, qui étaient répétés partout.

    When Adam delv’d and Eve span,
    Where was then the gentleman?

    Quand Adam labourait et qü’Ève filait, où était alors le noble ?

  3. Grafton, qui copie entièrement ici le récit de Froissart, l’appelle J. Wall.
  4. J. Ball prêchait, à ce qu’il paraît, des doctrines semblables à celles du réformateur Wickliffe. Knighton dit que J. Ball fut le précurseur de Wickliffe, comme Jean-Baptiste l’avait été de J.-C. Le fait est que déjà environ vers 1373 ou 1374, mais certainement avant 1377, Wickliffe avait composé son trilogus, fameux dialogue en latin contre les doctrines de l’église de Rome. En 1377, le pape avait donné ordre de faire arrêter Wickliffe, et l’archevêque de Canterbury, avait signifié cet ordre au chancelier de l’université d’Oxford, pour qu’il eût à le faire exécuter contre le réformateur, qui était sous sa dépendance. Le même archevêque fit emprisonner et excommunier J. Ball en 1381.