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LIVRE II.

grands vertus, et en laquelle les rois d’Angleterre ont toujours eu grand’confidence et créance. Là fit le roi ses oraisons devant celle image, et se offrit à lui, et puis monta à cheval et aussi tous les barons qui étoient de-lez lui ; et pouvoit être environ heure de tierce. Le roi et sa route chevauchèrent toute la chaussée pour entrer en Londres ; et quand il ot chevauché une espace, il tourna sur senestre pour passer au dehors ; et ne savoit nul, de vérité, où il vouloit aller, car il prenoit le chemin pour passer au dehors de Londres.

Ce propre jour, au matin, s’étoient assemblés et cueillis tous les mauvais, desquels Wautre Tuillier, Jacques Strau et Jean Balle étoient capitaines, et venus parlementer en une place que on dit Semitefille[1], où le marché des chevaux est le vendredi ; et là étoient plus de vingt mille, tous de une alliance. Et encore en y avoient en la ville beaucoup qui se déjeunoient par les tavernes, et buvoient la garnache[2] et la malvoisie chez Lombards, et rien n’en payoient. Et étoit tout heureux qui leur pouvoit faire bonne chère. Et avoient ces gens qui là étoient assemblés les bannières du roi que on leur avoit baillées le jour devant ; et étoient sur un propos ces gloutons que de courir Londres, rober et piller ce même jour. Et disoient les capitaines : « Nous n’avons rien fait. Ces franchises que le roi nous a données nous portent trop petit de profit : mais soyons tous de un accord ; courons cette grosse ville riche et puissante de Londres, avant que ceux d’Exsexses, de Souxsexes, de Cantebruge, de Beteforde et des autres contrées étranges d’Arondel, de Warvich, de Redinghes, de Barkesière[3], d’Asquesuffort, de Gillevorde[4], de Conventré, de Line, de Stafort, de Gernemine[5], de Lincolle, de Yorch et de Duresme viennent ; car tous viendront. Et sais bien que Vakier et Listier[6] les amèneront. Et si nous sommes au-dessus de Londres, de l’or et de l’argent et des richesses que nous y trouverons, et qui y sont, nous aurons pris les premiers ; ni jà ne nous en repentirons. Et si nous les laissons, ceux, ce vous dis, qui viennent, les nous touldront. »

À ce conseil étoient-ils tous d’accord, quand vez-ci le roi qui vient en celle place, espoir accompagné de soixante chevaux ; et ne pensoit point à eux, et cuidoit passer outre, et aller son chemin, et laisser Londres. Ainsi qu’il étoit devant l’abbaye de Saint-Berthélemy qui là est, il s’arrêta et regarda ce peuple, et dit qu’il n’iroit plus avant, si sauroit de ce peuple quelle chose il leur failloit ; et si ils étoient troublés, il les rapaiseroit. Les seigneurs qui de-lez lui étoient s’arrêtèrent quand il s’arrêta ; c’étoit raison. Quand Vautre Tuillier vit le roi qui étoit arrêté, il dit à ses gens : « Vez-là le roi, je veuil aller parler à lui ; ne vous mouvez d’ici si je ne vous fais signe, et si je vous fais ce signe (et leur fit un signe) si venez avant et occiez tout hormis le roi, mais au roi ne faites nul mal ; il est jeune, nous en ferons à notre volonté, et le mènerons partout où nous voudrons en Angleterre, et serons seigneurs de tout le royaume : il n’est nulle doute. » Là avoit un pourpointier[7] de Londres, que on appeloit Jean Ticle, qui avoit apporté et fait apporter soixante pourpoints dont aucuns de ces gloutons étoient revêtus, et Tuillier en avoit un vêtu. Si lui demanda Jean Ticle. « Hé, sire ! qui me payera mes pourpoints ? Il me faut bien trente marcs. » — « Apaise-toi, répondit Tuillier, tu seras bien payé encore en-nuit ; tiens-t’en à moi, tu as pleige assez. » À ces mots, il esperonna un cheval sur quoi il étoit monté ; et se part de ses compagnons, et s’en vient droitement au roi, et si près de lui que la queue de son cheval étoit sur la tête du cheval du roi. Et la première parole qu’il dit, quand il parla au roi, il dit ainsi : « Roi, vois-tu toutes ces gens qui sont là ? » — « Oil, dit le roi ; pourquoi le dis-tu ? » — « Je le dis pour ce qu’ils sont tous en mon commandement, et me ont tous juré foi et loyauté à faire ce que je voudrai. » — « À la bonne heure, dit le roi, je veuil bien qu’il soit ainsi. » — « Adonc, dit Tuillier, qui ne demandoit que la

  1. Smithfield.
  2. Le vin de Grenache.
  3. Berkshire, comme il a dit Devensière pour Devonshire.
  4. Gilford.
  5. Ce mot parait tellement éloigné de tout nom de ville anglaise qu’aucun des chroniqueurs anglais qui ont copié Froissart, et des traducteurs anglais qui ont cherché à l’expliquer, n’ont pu rien trouver d’équivalent. Quelques-uns l’omettent tout-à-fait ; d’autres prétendent y voir Coventry, mais le passage ci-dessus est contraire à cette opinion, puisque Coventry s’y trouve aussi.
  6. Walsingham le nomme J. Littester et dit que c’était un teinturier de Norwich.
  7. Plusieurs manuscrits, au lieu de pourpointier et pourpoints, disent juponnier et jupons.