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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

riote, cuides-tu, dis, roi, que ce peuple qui là est, et autant à Londres, et tous à mon commandement, se doye partir de toi sans emporter leurs lettres ? Nennil, nous les emporterons devant nous. » Dit le roi : « Il en est ordonné ; il faut faire et délivrer l’un après l’autre. Compain, retraiez-vous tout bellement devers vos gens, et les faites retraire de Londres, et soyez paisibles, et pensez de vous ; car c’est notre entente que chacun de vous, par villages et mairies, aura sa lettre, comme dit est. » À ces mots, Wautre Tuillier jette les yeux sur un écuyer du roi, qui étoit derrière le roi et portoit l’épée du roi ; et héoit ce Tuillier grandement cet écuyer ; car autrefois il s’étoit pris de paroles à lui, et l’avoit l’écuyer villenné. « Voire, dit Tuillier, es-tu là ? Baille-moi ta dague. » — « Non ferai, dit l’écuyer ; pourquoi la te baillerois-je ? » Le roi regarda sur son varlet et lui dit : « Baille-lui. » Cil lui bailla moult envis. Quand Tuiilier la tint, il en commença à jouer et à tourner en sa main ; et reprit la parole à l’écuyer ; et lui dit : « Baille-moi celle épée. » — « Non ferai, dit l’écuyer ; c’est l’épée du roi ; tu ne vaux mie que tu l’aies ; car tu n’es que un garçon ; et si toi et moi étions tout seuls en celle place, tu ne dirois ni eusses dit ces paroles, pour aussi gros d’or que ce moûtier de Saint-Paul est grand. » — « Par ma foi ! dit Tuillier, je ne mangerai jamais, si aurai ta tête. » À ces mots étoit venu le maire de Londres, lui douzième, monté à chevaux et tout armé dessous sa robe, et les autres aussi, et rompit la presse, et vit comment cil Tuillier se démenoit. Si dit en son langage : « Gars, comment es-tu si osé de dire telles paroles en là présence du roi ? C’est trop pour toi. » Adonc se félonna le roi, et dit au maieur : « Maire, mettez la main à lui. » Entrementes que le roi parloit, cil Tuillier avoit parlé au maieur et dit : « Et de ce que je fais et dis, à toi qu’en monte ? » — « Voire, dit le maire, qui jà était advoé du roi, gars puant, parles-tu ainsi en la présence du roi, mon naturel seigneur ? Je ne veuil jamais vivre, si tu ne le compares. »

À ces mots il trait un grand badellaire que il portoit, et lâche ; et fiert ce Tuillier un tel horion sur la tête que il l’abattit aux pieds de son cheval Sitôt que il fut chu entre les pieds, on l’environna de toutes parts, parquoi il ne fût vu des assemblées qui là étoient, et qui se disoient ses gens. Adonc descendit un écuyer du roi, que on appeloit Jean Standuich[1], et tira une belle épée que il portoit, et la bouta au ventre de ce Tuillier, et là fut mort. Adonc s’aperçurent ces méchans gens là assemblés que leur capitaine étoit occis ; si commencèrent à murmurer ensemble et à dire : « Ils ont mort notre capitaine ; allons, allons ! occions tout ! » À ces mots ils se rangèrent sur la place, par manière d’une bataille, chacun son arc devant lui qui l’avoit. Là fit le roi un grand outrage ; mais il fut converti en bien. Car tantôt que Tuillier fut atterré, il se partit de ses gens, tout seul, et dit : « Demeurez ci, nul ne me suive. » Lors vint-il au devant de ces folles gens qui s’ordonnoient pour venir venger leur capitaine, et leur dit : « Seigneurs, que vous faut ? Vous n’avez nul autre capitaine que moi ; je suis votre roi, tenez-vous en paix. » Dont il advint que le plus de ces gens, sitôt qu’ils virent et ouïrent parler le roi, ils furent tout honteux et se commencèrent à défuir ; et c’étoient les paisibles : mais les mauvais ne se départoient mie ; ainçois se ordonnoient et montroient que ils feroient quelque chose. Adonc retourna le roi à ses gens, et demanda que il étoit bon à faire. Il fut conseillé que il se traieroit sur les champs ; car fuir ni éloigner ne leur valoit rien. Et dit le maire : « Il est bon que nous fassions ainsi ; car je suppose que nous aurons tantôt grand confort de ceux de Londres, des bonnes gens de ceux de notre lez, qui sont pourvus et armés, eux et leurs amis, en leurs maisons. »

Entrementes que ces choses se démenoient ainsi, couroit une voix et un effroi parmi Londres, en disant ainsi : « On tue le roi. » Pour lequel effroi toutes manières de bonnes gens de la partie du roi saillirent hors de leurs hôtels, armés et pourvus, et se trairent tous devers Semitefille et sur les champs, là où le roi étoit trait ; et furent tantôt sept à huit mille hommes armés, tous ou environ. Là vinrent tous les premiers, messire Robert Canolle et messire Perducas de la Breth, bien accompagnés de bonnes gens, et neuf des échevins de Londres à plus de six cents hommes d’armes, et un puissant homme de la ville qui étoit des draps[2] du

  1. Stow l’appelle Crowdich.
  2. C’est-à-dire de la suite du roi, habillé aux dépens du roi et non pas, comme le disent les traducteurs anglais, drapier du roi.