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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et commencèrent à piquer et à houer et fort à assaillir. Pour ce jour n’avoit en la ville du Bas nulles gens d’armes, fors les hommes de la ville qui étoient moult mal armés. Toutefois ils étoient à leurs défenses et avoient lances et javelots et archegayes, dont ils traioient, lançoient et se défendoient ce qu’ils pouvoient. Mais ils virent bien que à la longue ils ne pourroient durer ni contrester qu’ils ne fussent pris ; si commencèrent à traiter à ceux qui les assailloient. Finablement ils se rendirent, sauves leurs vies et le leur ; et dirent que ils se mettroient et demeureroient en l’obéissance du roi Ferrand de Portingal. Ainsi furent-ils reçus ; et entrèrent toutes gens en la ville et s’y rafreschirent ; et allèrent aviser et regarder ce jour comment ils se pourroient chevir du chastel, et perçurent que il étoit bien prenable. Dès le soir commencèrent les aucuns de l’ost à escarmoucher ; et quand ce vint au matin on commença à assaillir de grand’volonté ; et ceux qui étoient dedans à eux défendre.

Dedans le chastel avoit un gentilhomme du pays qui en étoit capitaine, et n’étoit mie trop bon homme d’armes, et bien le montra, lequel se nommoit Piètre Jagousès[1] ; car si très tôt que il se vit assaillir et tant de bonnes gens d’armes devant, il se effréa et entra en traités ; et rendit le fort, sauve sa vie et de ceux qui dedans étoient. On le prit, et rafreschit-on de bonnes gens d’armes et d’archers. Et puis s’en partirent et chevauchèrent devers un autre chastel à sept lieues de là, qu’on dit la Courtoise[2]. Quand ils furent venus jusques à là, si se mirent en ordonnance d’assaillir, et assaillirent fort et roide. Ceux qui dedans se tenoient étoient vaillans gens, et bien se défendirent ce qu’ils purent et ne se daignèrent rendre. À l’assaut qui fut grand et fort, fut mort le capitaine du chastel, qui s’appeloit Radhigos[3]. Soutif et appert homme d’armes étoit ; et fut mort d’un trait de flèche d’un archer d’Angleterre ; car il s’abandonnoit trop follement avant à la défense. Depuis qu’il fut mort, les autres n’eurent point de durée. Si fut le chastel pris, et le plus de ceux qui étoient dedans morts. Ainsi orent le chanoine et ses gens le chastel de la Courtoise. Si le rafreschirent de nouvelles gens et le réparèrent bien et fort ; et puis passèrent outre en approchant la cité de Séville la grande.


CHAPITRE CXLI.


Comment le chanoine de Robertsart et sa route prindrent la ville et le chastel de Jaffre ; et comment ils gagnèrent grand’proie de bestiail.


Tant exploitèrent ces Anglois et Gascons que ils vinrent à Jaffre, à dix lieues de Séville, une ville mal fermée ; mais il y a un grand moûtier assez fort que ceux du pays et de la dite ville de Jaffre avoient fortifié ; et là s’étoient retrais, sur la fiance du lieu.

De pleine venue la ville de Jaffre fut tantôt prise et tout arse, et le moûtier assailli, lequel à l’assaut ne dura pas une heure que il ne fût pris, et là ot grand pillage pour ceux qui premiers y entrèrent, et y ot moult d’hommes morts. Après ce ils chevauchèrent outre ; car ils furent informés que ens uns grands marès qui là sont en une vallée, avoit la plus belle proie du monde, plus de vingt mille bêtes, bœufs, porcs, vaches, moutons et brebis. De celle proie orent les seigneurs grand’joie ; et s’en vinrent celle part, et entrèrent en ces marais, et firent toutes ces bêtes vider par leurs gens de pied et chasser devant eux. Adonc eurent-ils conseil de retourner à Ville-Vesiouse, qui étoit leur logis, et prindrent tous leur retour et ce chemin ; et vinrent là au soir le lendemain, eux et leur proie, dont ils furent depuis moult largement pourvus et avitaillés. Ainsi se porta celle chevauchée.

Quand messire Jean Fernando fut revenu à Lusebonne devers le roi, et il lui ot recordé comment il avoit exploité, et la chevauchée que leurs gens avoient faite sur les ennemis, et la belle proie que ils avoient amenée, il cuida trop bien dire, et que le roi lui en sçût trop bon gré, mais non fit ; car il lui dit : « Et comment, gars, or donc as-tu été si osé que, sur la défense que je avois faite, tu leur as consenti à chevaucher et été en leur compagnie ? Par monseigneur Saint Jacob ! je te ferai pendre. » Adonc se jeta le chevalier à genoux et lui cria merci, et lui dit : « Monseigneur, le capitaine de eux, le chanoine, s’en acquitta bien et en fit son pouvoir loyaument de non chevaucher ; mais de force les autres le firent chevaucher, et moi aussi pour enseigner le pays ; et quand la chevauchée est à

  1. C’est le même qu’il a déjà appelé Dam Piètre Gousès.
  2. Cortijo.
  3. Ruy Diego.