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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

faite et offroient encore à faire ; et leur dit que ils iroient à Bruxelles parler à la duchesse de Brabant, et lui remontreroient leur fait, en priant, de par la bonne ville de Gand, que elle voulsist descendre à ce que de envoyer devers le comte de Flandre leur seigneur, par quoi ils pussent venir à paix. Ils répondirent : « Dieu y ait part ! »

François se départit de Villevort et s’en vint à Bruxelles. En ce temps étoit le duc de Brabant pour ses besognes en Luxembourg. François, lui troisième tant seulement, entrèrent à Bruxelles, par le congé de la duchesse qui les volt voir ; et vinrent ces trois en son hôtel séant sur le Coleberghe. Là avoit la duchesse une partie de son conseil de-lez elle. Ces trois se mirent à genoux devant la dame ; et parla François pour tous, et dit : « Très honorée et très chère dame, par votre grand’humilité, plaise-vous avoir pitié et compassion de ceux de la ville de Gand qui ne peuvent venir à merci devers leur seigneur, ni nuls moyens ne s’en ensoignent. Et vous, très chère dame, si par un bon moyen, il vous y plaisoit à entendre, par quoi notre sire le comte voulsist descendre à raison et avoir pitié de ses gens, vous feriez grand’aumône, et nos bons amis et voisins du Liége y entendroient volontiers là où il vous en plaira ensoigner. »

Donc répondit la duchesse moult humblement, et dit que de la dissension qui étoit entre son frère le comte et eux elle étoit courroucée, et que volontiers, de grand temps avoit, y eût mise attrempance si elle pût ni sçût : « Mais vous l’avez par tant de fois courroucé, et avez tant de merveilleuses opinions tenues contre lui, que ce le soutient en son courroux et aire. Nonobstant tout ce, pour Dieu et pour pitié, je m’en ensoignerai volontiers, et envoyerai devers lui, en priant que il veuille venir à Tournay ; et là je envoyerai de mon plus espécial conseil ; et vous ferez tant aussi que vous aurez le conseil de Hainaut avecques celui du Liége, que vous dites qui vous est appareillé. » — « Oil, madame, ce répondirent-ils ; car ils le nous ont promis. » — « Or bien, dit la duchesse, et j’en exploiterai tant que vous vous en apercevrez. » Adonc répondirent-ils : « Madame, Dieu le vous puist merir au corps et à l’âme. » Après ces mots prirent-ils congé à la dame et à son conseil, et se partirent de Bruxelles, et s’en vinrent vers leurs gens et leur charroi qui les sur-attendoit. Si exploitèrent tant que ils vinrent et approchèrent la bonne ville de Gand.

Quand les nouvelles vinrent en la ville de Gand que leurs gens retournoient et amenoient plus de six cents chars chargés de pourvéances dont ils avoient grands nécessités, si en furent moult réjouis, quoique toutes ces pourvéances qui venoient du pays de Liége n’étoient pas fortes assez pour soutenir la ville de Gand quinze jours : mais toutefois aux déconfortés ce fut un grand confort. Et se partirent de Gand trop grand’foison de gens, en manière et en ordonnance de procession, contre ce charroi ; et à cause de humilité ils s’agenouillèrent à l’encontre et joignirent les mains vers les marchands et les charretiers, en disant : « Ha, bonnes gens ! vous faites grand’aumône quand vous reprouvendez et réconfortez le povre et affamé peuple de Gand, qui n’avoient de quoi vivre si vous ne fussiez venu. Grâces et louanges à Dieu premièrement et à vous aussi. » Ainsi furent convoyés de plusieurs gens de la ville ces pourvéances jusques au marché des vendredis, et là déchargées. Si furent ces blés et ces farines, par fuer, ordonné que on y mit, livrées et départies aux plus disetteurs. Et forent de ceux de Gand bien cinq mille, tous armés, reconvoyer les chars jusques en Brabant et hors du péril.

De toutes ces besognes et affaires fut le comte de Flandre, qui se tenoit à Bruges, informé, et comment ceux de Gand étoient si étreints et si menés que ils ne pouvoient longuement durer. Si pouvez croire et savoir que de leur povreté il n’étoit mie courroucé ; ni aussi n’étoient ceux de son conseil qui la destruction de la ville de Gand vissent volontiers, Gisebrest Mahieu et ses frères, et les doyens des menus métiers de Gand et le prévôt de Harlebecque. Toutes ces choses advinrent en carême au mois de mars et d’avril, l’an mil trois cent quatre vingt et un[1]. Si ot le comte de Flandre conseil et propos de venir plus puissamment que oncques n’eût en devant fait, mettre le siége devant Gand ; et se disoit bien si fort que pour entrer en puissance dedans les Quatre-Métiers et tout ardoir et détruire ; car trop avoient été soutenus les Gantois de ce côté. Si signifia le comte son intention et propos à

  1. 1381, vieux style, ou 1382, nouveau style.