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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/214

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

drai le guerredon. » La povre femme le reconnut assez ; car elle avoit été par plusieurs fois à l’aumône à sa porte : si l’avoit vu aller et venir, ainsi que un seigneur va en ses déduits ; et fut tantôt avisée de répondre : dont Dieu aida le comte ; car elle ne pouvoit si peu détrier que on eût trouvé le comte devant le feu parlant à elle : « Sire, montez à mont en ce solier et vous boutez dessous un lit où mes enfans dorment. » Il le fit ; et entrementes la femme s’ensoigna entour le feu et à un autre petit enfant qui gissoit en un repos.

Le comte de Flandre entra en ce solier et se bouta au plus bellement et souef que il put entre la couste et le feure de ce pauvre iitteron et là se quatit et fit le petit ; et faire lui convenoit.

Et véez-ci ces routiers de Gand qui routoient, qui entrèrent en la maison de celle povre femme, et avoient, ce disoient les aucuns de leur route, vu entrer un homme dedans. Ils trouvèrent celle povre femme séant à son feu, qui tenoit son enfant. Tantôt ils lui demandèrent : « Femme, où est un homme que nous avons vu entrer céans et puis l’huis reclorre ? » — « Par ma foi ! dit-elle, je ne vis huy de celle nuit homme entrer céans ; mais j’en issis, n’a pas grandement, et jetai un petit d’eau et puis reclouy mon huis, ni je ne le saurois où mucier ; vous véez tous les aisemens de céans ; véez là mon lit, et là sus gissent mes enfans. »

Adonc prit l’un de eux une chandelle et monta à mont sur l’échelle, et bouta la tête au solier, et n’y vit autre chose que ce povre litteron des enfans qui dormoient. Si regarda bien partout haut et bas. Adonc dit-il à ses compagnons ; « Allons, allons ! nous perdons le plus pour le moins ; la povre femme dit voir, il n’y a âme fors elle et ses enfans. »

À ces paroles issirent-ils hors de l’hôtel de la femme et s’en allèrent router autre part. Oncques puis nul n’y entra qui y voulsist mal faire.

Toutes ces paroles avoit ouïes le comte de Flandre qui étoit couché et quati en ce povre litteron. Si pouvez imaginer que il fut adonc en grand effroi de sa vie. Quelle chose pouvoit-il lors dire, penser ni imaginer quand matin il pouvoit bien dire : « Je suis un des grands princes chrétiens du monde. » Et la nuit ensuivant il se trouvoit en celle petitesse ? Il pouvoit bien dire et imaginer que les fortunes de ce monde ne sont pas trop estables. Encore grand heur pour lui quand il en put issir sauve sa vie : toutefois celle dure et périlleuse aventure lui devoit bien être un grand mirouer et dobst être toute sa vie. Nous lairons le comte de Flandre en ce parti et parlerons de ceux de Bruges ; et comment les Gantois persévérèrent.


CHAPITRE CLVIII.


Comment ceux de Gand firent grands murdres et dérobements en Bruges ; et comment ils repourvéirent leur ville de vivres qu’ils prirent au Dam et à l’Écluse.


François Acreman étoit l’un des plus grands capitaines des routiers, et envoyé de par Philippe d’Artevelle et Piètre du Bois pour cerchier et router la ville de Bruges : et ils gardoient le marché, et le gardèrent toute la nuit et à lendemain, jusques à tant que ils se virent tous seigneurs de la ville. Bien étoit défendu à ces routiers que ils ne portassent nul dommage ni nul contraire aux marchands et bonnes gens étrangers qui pour ce temps étoient à Bruges ; car ils n’avoient que faire de comparer leur guerre. Ce commandement fut assez bien gardé, ni oncques François ni sa route ne firent mal ni dommage à nul homme étrange. La vindication étoit sçue et jetée des Gantois sur les quatre métiers de Bruges, coulettiers, virriers, bouchers et poissonniers, à tous occire quants que on en trouveroit, sans nul déporter, pourtant que ils avoient été de la faveur du comte, et devant Audenarde et ailleurs. On alloit par ces hôtels querre ces bonnes gens ; et partout où ils étoient trouvés ils étoient morts sans merci. Celle nuit en y ot des occis plus de douze cents, que uns que autres, et faits plusieurs autres murdres, larcins et maufaits qui point ne vinrent en connaissance ; et moult de maisons et de femmes robées et pillées, violées et détruites, et des coffres effondrés, et tant fait que les plus povres de Gand furent tous riches.

Le dimanche au matin, à sept heures, vinrent les joyeuses nouvelles en la ville de Gand, que leurs gens avoient déconfit le comte et sa chevalerie et ceux de Bruges ; et étoient par conquêt seigneurs et maîtres de Bruges. Vous pouvez bien croire et savoir que à ces nouvelles à Gand ce fut un peuple réjoui, qui en grands trances et tribulation avoit été ; et firent par les églises plusieurs processions et dévots oblations, en