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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/213

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LIVRE II.

venoit sur le marché : si lui dit le chevalier ces nouvelles. Nonobstant ce, le comte, qui vouloit tout recouvrer, s’en vint sur le marché ; et si comme il y entroit à grand’foison de fallots, en écriant : « Flandre ! au Lyon, au comte ! » ceux qui étoient à son frein et devant lui regardèrent et virent que toute la place étoit chargée de Gantois. Si lui dirent : « Monseigneur, pour Dieu retournez, si vous allez plus avant, vous êtes mort ou pris de vos ennemis au mieux venir ; car ils sont tous rangés sur le marché et vous attendent. » Et ceux lui disoient voir ; car les Gantois disoient jà, si très tôt que ils virent naître de une ruelle les fallots : « Véez-ci monseigneur, véez-ci le comte ; il vient entre nos mains. » Et avoit dit Philippe d’Artevelle et fait dire de rang en rang : « Si le comte vient sur nous, gardez-vous bien que nul ne lui fasse mal ; car nous l’emmènerons vif et en santé à Gand ; et là aurons-nous paix à notre volonté. » Le comte, qui venoit et qui cuidoit tout recouvrer, encontra assez près de la place où les Gantois étoient tous rangés de ses gens, qui lui dirent : « Ha, monseigneur ! n’allez plus avant ; car les Gantois sont seigneurs du marché et de la ville ; et si vous entrez au marché, vous êtes mort ; et encore en êtes-vous en aventure ; car jà vont grand’foison de Gantois de rue en rue quérant leurs ennemis ; et ont mêmement de ceux de Bruges assez en leur compagnie, qui les mènent d’hôtel en hôtel querre ceux que ils veulent avoir ; et êtes tout ensoigné de vous sauver : ni par nulles des portes vous ne pouvez issir ni partir que vous ne soyez ou mort ou pris ; car les Gantois en sont seigneurs : ni à votre hôtel vous ne pouvez retourner ; car ils y vont une grande route de Gantois. »

Quand le comte entendit ces nouvelles, si lui furent très dures ; et bien y ot raison ; et se commença grandement à ébahir et à imaginer le péril où il se véoit. Si crut conseil de non aller plus avant et de lui sauver s’il pouvoit ; et fut tantôt de soi-même conseillé. Il fit éteindre tous les fallots qui là étoient, et dit à ceux qui de-lez lui étoient : « Je vois bien que il n’y a point de recouvrer ; je donne congé à tout homme, et que chacun se sauve qui peut ou sait. » Ainsi comme il ordonna il fut fait : les fallots furent éteints et jetés parmi les rues ; et tantôt s’espardirent ceux qui là étoient. Le comte se tourna en une ruelle, et là se fit désarmer par un sien varlet, et jeter toutes ses armures à val, et vêtit la houppelande de son varlet ; et puis lui dit : « Va-t’en ton chemin et te sauves si tu pues. Aie bonne bouche ; si tu eschiés ès mains de mes ennemis et on te demande de moi, garde-toi que tu n’en dises rien. » Cil répondit : « Monseigneur, pour mourir non ferai-je. » Ainsi demeura le comte de Flandre tout seul ; et pouvoit adonc dire que il se trouvoit en grand péril et en grand’aventure ; car si à celle heure par aucune infortunité il fût échu ès mains des routiers qui aval Bruges alloient, et qui les maisons cherchoient et les amis du comte occioient, ou au marché les amenoient, et là tantôt devant Philippe d’Artevelle et les capitaines ils étoient morts et écervellés, sans nul moyen ni remède il eût été mort. Si fut Dieu proprement pour lui, quand de ce péril il le délivra et sauva ; car oncques en si grand péril en devant n’avoit été, ni ne fut depuis ; si comme je vous recorderai présentement.


CHAPITRE CLVII.


Comment le comte Louis de Flandre fut préservé d’un grand péril en la maison d’une povre femme à Bruges qui bonne lui fut.


Tant se démena à celle heure, environ mie-nuit ou un peu outre, le comte de Flandre par rues et par ruelles, que il le convint entrer dedans aucun hôtel, autrement il eût été trouvé et pris des routiers de Gand, et de Bruges aussi, qui parmi la ville l’alloient incessamment cherchant ; Et entra en l’hôtel d’une povre femme. Ce n’étoit pas hôtel de seigneur, de salles, de chambres ni de palais ; mais une povre maisonnelle enfumée, aussi noire que airement pour la fumée des tourbes qui s’y ardoient ; et n’y avoit en celle maison fors le bouge devant, et une povre couste de vieille toile enfumée pour estuper le feu ; et par dessus un pauvre solier auquel on montoit par une échelle de sept échelons : en ce solier avoit un povre litteron où les enfans de la povre femme gissoient.

Quand le comte fut tout tremblant et tout ébahi entré en celle maison, il dit à la femme, qui étoit tout effréée : « Femme, sauve-moi, je suis ton sire le comte de Flandre : mais maintenant me faut mussier ; car mes ennemis me chassent ; et du bien que tu me feras je te ren-