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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et faisons loger nos gens au mieux que ils pourront au fuer que ils viennent ; et envoyons à Lille, par la rivière, querre des nefs et des claies : si ferons demain un pont sur ces beaux prés et passerons outre, puisque nous ne pouvons autrement faire. » Donc dit messire Josse de Hallewyn : « Sire, nous avons bien avisé, passé a deux jours, le sire de Rambures, et moi de tout cela faire ; mais il y a un grand empêchement. Entre ci et Lille sied la ville de Menin sur celle rivière par où il convient la navire, si elle veut venir jusques à ci, passer ; et les Flamands qui là sont ont défait leur pont, et tellement croisé de grand merrien et d’estaches parmi les gistes du pont, que impossible seroit du passer nef ni nacelle. » — « Je ne sais donc, dit le connétable, que nous puissions faire : bon seroit de prendre le chemin de Aire et là passer la Lys, puisque nous ne pouvons avoir ci le passage appareillé. »

Entrementes que le connétable et les maréchaux de France et de Bourgogne étoient au pas de Comines en celle abusion, ni ils ne savoient lequel faire pour le meilleur, soubtilloient autres chevaliers et écuyers, par beau fait d’armes et hante emprise, à eux aventurer vaillamment et à passer celle rivière de la Lys, comment que il fût, et aller sur leur fort combattre les Flamands pour conquérir la ville et le passage, si comme je vous recorderai présentement.


CHAPITRE CLXXX.


Comment aucuns chevaliers de France s’avisèrent de passer la rivière de la Lys au-dessus du pont de Comines.


En venant l’avant-garde de Lille à Comines, le sire de Saint-Py, qui connoissoit le pays, et aucuns autres chevaliers et écuyers de Hainaut, de Flandre et d’Artois, et aussi de France, sans le connétable et les maréchaux, avoient eu parlement ensemble et avoient dit : « Si nous avions deux ou trois bacquets et les fissions lancer en la rivière de la Lys, au-dessous de Comines, à la couverte, et eussions d’une part de l’eau et de l’autre estaches, et mis cordes aux estaches, selon ce que la rivière n’est pas trop large, nous serions tantôt une grand’quantité de gens mis outre ; et puis par derrière nous venrions assaillir nos ennemis, et conquerrions sur eux le pas, et si ne fissions passer que droites gens d’armes. » De quoi cil consaulx avoit été tenu ; et avoit tant fait le sire de Saint-Py, que sur un char il fit acharier de la ville de Lille un bacquet[1], les cordes et toute l’ordonnance avecques lui.

D’autre part aussi messire Herbault de Belle-Percbe et messire Jean de Roye, qui étoient en ce voyage compagnons ensemble, en faisoient un venir et charier. Aussi messire Henry de Mauny, messire Jean de Malestroit, et messire Jean Chauderon, qui avoient été à ces devises, en cherchèrent aussi un, et firent tant qu’ils l’eurent. Si le firent charger et amener sur un char, et suivir la route des autres. Le sire de Saint-Py fut tout le premier qui vint atout son bacquet et l’ordonnance des cordes et des estaches sur la rivière : si estiquèrent du lez devant eux un gros planchon, et puis y aloièrent la corde : si passèrent trois varlets outre, et mirent le bacquet et la corde outre à l’autre rive ; et y attachèrent l’autre coron de la corde à un planchon qu’ils fichèrent en terre ; et puis ramenèrent les varlets le bacquet à leurs maîtres.

Or étoit avenu que le connétable de France et les maréchaux qui se tenoient au dehors du pont à Comines, furent informés de celle besogne, ainsi comme ils musoient comment ils trouveroient passage. Si avoit dit le connétable à messire Louis de Sancerre : « Maréchal, allez voir que c’est ni quelle chose ils font, et si peine peut être employée à passer la rivière par celle manière que vous avez ouï deviser ; et si vous véez que ce soit chose taillée à faire, si en mettez aucuns outre. »

Adonc entretant que iceux chevaliers qui là étoient s’ordonnoient pour passer, et que leurs bacquets étoient tout prêts, si vint le maréchal de France, à grand’route de chevaliers et d’écuyers en sa compagnie. On lui fit voie, ce fut raison. Il s’arrêta sur le rivage et regarda volontiers le convenant et l’ordonnance de ces bacquets. Adonc dit le sire de Saint-Py : « Sire, vous plaît-il que nous passons ? » — « Il me plaît bien, dit le maréchal, mais vous vous mettez en grand péril et aventure ; car si les ennemis qui sont à Comines savoient vos convenans, ils vous porteroient trop grand dommage. » — « Sire, dit le sire de Saint-Py, qui ne s’aventure il n’a rien : au nom de Dieu et de Saint George nous passerons, et nous ferons, ainçois qu’il soit demain jour, sur nos ennemis bon exploit. »

  1. Un autre manuscrit dit cinq batelets.