Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/244

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
238
[1382]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Or vous tenez tout cois, et si ne faites nulle noise ; je vous dirai bien quand il sera heure de faire notre emprise. » Au propos de Piètre ils s’étoient tous arrêtés.

D’autre part, ces barons, chevaliers et écuyers, qui se tenoient en ces marais et assez près de leurs ennemis n’étoient pas à leur aise, en tant que ils s’étoient boutés en la boue et en l’ordure jusques aux chevilles les aucuns, et les autres jusques en-my la jambe : mais le grand désir et plaisance que ils avoient de conquerre le passage et honneurs, car grands faits d’armes y pouvoient-ils voir, leur faisoit assez entroubler leur travail et peine. Si ce fût aussi bien au temps d’été comme c’étoit en hiver, le vingt-septième jour de novembre, ils eussent tout tenu à revel ; mais la terre étoit froide et orde, boueuse et mauvaise, et la nuit longue ; et pleuvoit à la fois sur leurs têtes ; mais l’eau couroit tout aval, car ils avoient leurs bassinets mis, et étoient tous en l’état ainsi que pour tantôt combattre, ni ils n’attendoient autre chose fors qu’on les vînt assaillir. Les grands soins qu’ils avoient à cela les réchauffoient assez et leur faisoient entroubler leurs peines. Là étoit le sire de Saint-Py qui trop loyaument s’acquitta de être gaitte et escoute des Flamands : car il étoit au premier chef, et alloit soigneusement tout en tapissant voir et imaginer leur convenant, et puis retournoit à ses compagnons et leur disoit tout bas : « Or cy, cy, nos ennemis se tiennent tout cois ; espoir viendront-ils sur le jour ; chacun soit tout pourvu et avisé de ce qu’il doit faire. » Et puis de rechef il s’en alloit encore pour apprendre de leur convenant, et puis retournoit et disoit tout ce qu’il sentoit, oyoit et véoit. En telle peine, allant et venant, il fût jusques à l’heure que les Flamands avoient entre eux dit et ordonné de venir ; et étoit droit sur l’aube du jour ; et venoient tout serrés en un tas tout le petit pas, sans sonner mot. Adonc le sire de Saint-Py, qui étoit en aguet, quand il enyit l’ordonnance, il aperçut bien que c’étoit acertes ; si vint à ses compagnons et leur dit : « Or avant, seigneurs, il n’y a que du bien faire ; véez-les-ci, ils viennent, vous les aurez tantôt : les larrons viennent le petit pas, ils nous cuident attraper et surprendre. Or montrons que nous sommes droites gens d’armes ; car nous aurons la bataille. »

À ces mots, que le sire de Saint-Py disoit, vissiez-vous chevaliers et écuyers de grand courage abaisser leurs glaives à longs fers de Bordeaux et empoigner de grand’volonté, et eux mettre en si très bonne ordonnance que on ne pourroit de gens d’armes mieux demander ni aussi deviser.

Ordonné avoient cils seigneurs et compagnons qui la rivière par bateaux ce soir avoient passée, quand ils se trouvèrent en ces marais, si comme je vous ai dit, et ils virent que les Flamands attendoient la nuit pour eux combattre, car, au voir dire, ils ne se trouvoient pas tant que ils les osassent combattre ni assaillir, et avoient dit : « Quand ils viendront sur nous, ils ne peuvent savoir quel nombre de gens nous sommes, chacun écrie, quand viendra à l’assembler, l’enseigne de son seigneur dessous qui il est, jà-soit ce que le sire ne soit mie ici. Et les cris que nous ferons, et la voix que nous entre eux épandrons, les ébahira tellement qu’ils s’en devront déconfire ; avecques ce que nous les recueillerons aigrement aux lances et aux épées. » Donc il en advint ainsi ; car quand ils approchèrent pour combattre aux François, chevaliers et écuyers commencèrent à écrier haut et clair plusieurs cris et de plusieurs voix ; et tant que le connétable de France et ceux de l’avant-garde qui étoient encore à passer les entendirent bien, et dirent : « Nos gens sont en armes. Dieu leur veuille aider, car nous ne leur pouvons aider présentement. » Et véez-cy Piètre du Bois tout devant, et ces Flamands venir, qui furent recueillis de ces longs glaives aux fers tranchans affilés de Bordeaux, dont ils se véoient empalés, que les mailles de leurs cottes ne leur duroient néant plus que toile doublée en trois doubles ; mais les passoient tout outre et les enfiloient parmi ventres, parmi poitrines et parmi têtes. Et quand ces Flamands sentirent ces fers de Bordeaux dont ils se véoient empalés, ils reculoient ; et les François, pas à pas, avant passoient et conquéroient terre sur eux ; car il n’en y avoit nul si hardi qui ne ressoignât les coups. Là fut Piètre du Bois aucques des premiers navré et empalé d’un fer de glaive tout outre l’épaule et blessé au chef ; et eût été mort sans remède, si ses gens à force, ceux qu’il avoit ordonnés pour son corps jusques à trente forts gros varlets, ne l’eussent secouru, qui le prindrent entre leurs bras et l’emportèrent hors de la presse.