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[1378]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

au roi de France. Cette reine de Navarre morte, murmurations s’élevèrent en France entre les sages et coutumiers, que la comté d’Évreux qui siéd en Normandie étoit par droite hoirie de succession de leur mère, revenue aux enfans du roi de Navarre qui étoient dessous âge et au gouvernement du roi Charles de France leur oncle.[1] Et ce roi Charles de Navarre étoit soupçonné du temps passé d’avoir fait, consenti et élevé tant de maux au royaume de France que de sa personne il n’étoit mie digne ni taillé de tenir héritage au royaume de France en l’ombre de ses enfans.

Si revint d’Aquitaine en ce temps en France le connétable qui s’étoit toute la saison tenu avecques le duc d’Anjou, et amena en sa compagnie le seigneur de Mucident de Gascogne pour voir le roi et acointer de lui, ainsi qu’il fit. Si fut le connétable reçu du roi à grand’joie, et le sire de Mucident pour l’amour de lui. Entre le roi et le connétable ot plusieurs paroles et secrets consaulx qui point sitôt ne survinrent à l’état de France et de Navarre.

Nous retournerons assez brièvement à cette matière ; mais pour croniser justement toutes les notables avenues qui en ce temps avinrent au monde, je vous parlerai d’un grand commencement de pestilence qui se bouta en l’Église ; de quoi toute chrétienté pour ce fut en grand branle, et moult de maux en naquirent et descendirent, ainsi que il appert de jour en jour.


CHAPITRE XX.


De la mort du pape Grégoire onzième de ce nom. De l’élection du pape Urbain cinquième ; et comment il mourut ; et comment Urbain sixième fut élu à pape.


Vous avez bien ci dessus ouï recorder comment le pape Grégoire onzième de ce nom, qui, pour ce temps, tenoit le saint siége de Rome en la cité d’Avignon, quand il vit qu’il ne pouvoit

    Denis. En effet, dans le même siècle, il y a eu deux autres reines de Navarre qui ont été enterrées à Saint-Denis, savoir, Jeanne de France, fille unique de Louis X Hutin, mariée en mars 1317 (1318) à Philippe d’Évreux, roi de Navarre, après la mort de Charles IV le Bel, et qui mourut en 1319, et Jeanne d’Évreux, morte en 1371, et femme de Charles-le-Bel, lequel jusqu’à sa mort a joui de la Navarre et a porté le titre de roi de Navarre avec celui de roi de France. Ces deux reines de Navarre du nom de Jeanne, ainsi que la femme de Charles-le-Mauvais, ayant été enterrées à Saint-Denis, on aura pu confondre celle-ci avec l’une des deux autres. Mais d’un côté l’énoncé de l’inscription de la tombe de la cathédrale d’Évreux, de l’autre le silence des écrivains et des monumens de l’abbaye de Saint-Denis, ne permettent pas de placer la sépulture de cette princesse ailleurs qu’à Évreux. Oihehart se trompe également sur le lieu de la sépulture et encore plus sur la date, qu’il met en 1382.

    3o Quant à la cause de la mort de la reine de Navarre, on doit s’en rapporter à la déclaration de Pierre du Tertre, secrétaire du roi de Navarre, signée de lui et donnée aux commissaires du conseil, le 26 mai 1378 ; nous la rapportons en entier d’après le procès criminel de du Tertre, imprimé page 388 du tome II des Mémoires de M. Secousse, de l’Académie des Belles-Lettres, sur Charles II, roi de Navarre.

    « Quant est de la mort de madame la royn de Navarre que Diou absoille, dont le dit Pierre a été interrogié par MM. du conseil disans que elle fu empoisonnée, dist le dit Pierre que quant elle mouru il étoit à Bernay, et ne fut oncques si troublé, si esmerveillié ne si dolent de mort de personne, comme il fu de la sene et ne tient pas qu’elle mourust de poisons : car en tenoit à Évreux où elle mouru, que ce avoit esté parceque elle avoit esté mal gardée en son baing auquelle elle mourut : et le scevant Madame de Foix, la dame de Saquainville, et Katherine de Bautellu, Margot de Germonville, et autres femmes estant pour lors avecques lui ; et si peut être sceu par Simon le Lombart, apothicaire d’Évreux qui l’eviscera et vit tout ce qu’elle avoit dedens le corps. Et aussi est il tout certain que tantost après la mort d’elle, furent assemblez ou chastel d’Évreux l’évesque d’Avranches, madame de Foix, madame de Saquainville, et plusieurs du conseil du dit roi de Navarre, toutes les damoiselles et femmes de chambre, et furent prises les femmes par serment que elles diroient la vérité. Si fu recité tout au long par la bouche de Margot de Germonville tout le procès et la manière de la mort, et par ce fu trouvé que elle étoit morte de foiblesse de cuer et à ce s’accordèrent toutes les autres femmes. »

    Il est donc bien certain que la reine de Navarre est morte de faiblesse dans un bain. Aucun historien du temps ne nous apprend rien de semblable au sujet de la mort de la reine de France, Jeanne de Bourbon : on peut donc en conclure que Froissart aura été aussi mal informé de la cause de la mort de la reine de France, à qui il a attribué ce qui convenait seulement à la reine de Navarre, qu’il l’a été de la véritable date de la mort de la reine de Navarre.

  1. Suivant M. Secousse, Froissart n’est ici ni historien exact ni bon jurisconsulte. Il est vrai qu’en Normandie le roi a la garde de ses vassaux mineurs à qui il écheoit une succession en ligne directe ; mais ce n’était point ici le cas, puisque le comté d’Évreux ne faisait point partie de la succession de Jeanne de Navarre. Mais comme il eût été dangereux de laisser les domaines du roi de Navarre à la disposition d’un prince aussi mal intentionné, il est naturel de penser qu’en le mettant en possession de la garde des biens de la succession de la reine de Navarre, Charles V aura saisi et mis dans sa main tout ce qu’il aura pu des domaines du roi de Navarre. Cette note doit s’appliquer à plusieurs endroits des chapitres où Froissart parle d’après les mêmes principes.