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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

cardinaux se trairent en conclave au palais Saint-Pierre. Sitôt comme ils y furent entrés, pour élire pape à leur usage qui fût bon et profitable pour l’Église, les Romains se cueillirent et assemblèrent moult efforcément, et vinrent au bourg Saint-Pierre ; et là étoient bien plus de trente mille, que uns que autres, tous encouragés de mal faire si la chose n’alloit à leur volonté. Et vinrent par plusieurs fois devant le conclave, et disoient ainsi : « Oyez, seigneurs cardinaux, délivrez-vous de faire pape ; trop y mettez, et si le faites Romain, nous ne voulons autre : car, si autre le faites, le peuple de Rome ni le concile ne le tiendroient point à pape, et vous mettrez tous en aventure d’être morts. »

Les cardinaux, qui étoient au danger des Romains et qui ces paroles entendoient, n’étoient mie bien aises ni assurs de leurs vies ; et les apaisoient et abattoient leur ire ce qu’ils pouvoient. Et tant se monta celle chose et la félonnie des Romains que ceux qui plus prochains étoient du conclave, pour donner cremeur aux cardinaux et à celle fin qu’ils descendissent plutôt à leur volonté, rompirent par leur mauvaisté le conclave où les cardinaux étoient, et lors cuidèrent bien les cardinaux être tous morts, et s’enfuirent pour sauver leurs vies l’un deçà l’autre delà ; et les Romains ne se tinrent mie atant, mais mirent les cardinaux ensemble, voulsissent ou non, et leur dirent qu’ils feroient pape. Les cardinaux, qui se véoient au danger des Romains et en grand péril, s’en délivrèrent pour apaiser le peuple, nequedant, ils le firent par bonne élection[1] d’un moult saint homme cardinal et de la nation de Rome, et que Urbain V avoit fait cardinal et l’appeloit-on le cardinal de Saint-Pierre.

Cette élection plut grandement aux Romains, et eut là le prudom tous les droits de papalité ; mais il ne vesqui que trois jours. Je vous dirai pourquoi. Les Romains, qui désiroient à avoir un pape romain, furent si réjouis de ce pape que ils prirent le prudom, qui bien avoit cent ans, et le montèrent sus une blanche mule et le menèrent et le pourmenèrent tant parmi Rome en exaulçant leur mauvaisté et en montrant qu’ils avoient vaincu les cardinaux, quand ils avoient un pape romain, que il fut tant travaillé que, du dérompement, et de la peine et grand’angoisse que il en eut, au tiers jour il s’alita et mourut. Si fut ensepveli en l’église Saint-Pierre de Rome, et là gît.


CHAPITRE XXI.


Des orgueilleuses paroles que les Romains disoient à l’élection du pape.


De la mort de ce pape les cardinaux furent tous courroucés, car ils véoient bien que la chose iroit mal ; car, ce pape vivant, les cardinaux avoient avisé que ils dissimuleroient entre les Romains deux ou trois ans et mettroient le siége ailleurs que à Rome, à Naples ou à Gennes, hors du danger des Romains ; et ainsi comme ils avoient proposé il en fût advenu ; mais par sa mort fut tout rompu. Donc se remirent au conclave les cardinaux en plus grand péril que devant, car les Romains s’assemblèrent tous au bourg Saint-Pierre devant le conclave, et montrèrent par semblant que ils vouloient tout briser et tout occire si il n’allait à leur volonté, et disoient aux cardinaux en écriant par dehors le conclave : « Avisez-vous, avisez-vous, seigneurs cardinaux, et nous baillez un pape romain, qui nous demeure, ou autrement nous vous ferons les têtes plus rouges que vos chapeaux ne sont. »

Celles paroles et celles menaces ébahissoient bien les cardinaux, car ils aimoient plus cher à mourir confesseurs que martirs. Adonc pour eux ôter ainsi de ce danger et péril ils se délivrèrent de faire pape ; mais ce ne fut mie de l’un de leurs frères cardinaux ; ainçois élirent et nommèrent l’archevêque de Bari[2], un grand clerc qui moult avait travaillé pour l’Église.

  1. Tout ce que Froissart dit ici de l’élection du cardinal de Saint-Pierre et de sa mort est très inexact. François Thebaldeschi, cardinal du titre de Sainte-Sabine, mais que l’on appelait le cardinal de Saint-Pierre, n’a jamais été élu pape. Il est vrai que les cardinaux l’engagèrent à vouloir bien passer pour pape, pour calmer le peuple qui voulait un Romain, et que le peuple, en lui baisant les pieds et les mains, lui occasiona de si grandes douleurs à cause de la goutte dont il était travaillé, qu’il fut obligé de s’écrier qu’il n’était point pape ; mais il n’en mourut pas en trois jours comme le dit Froissart. Le cardinal de Saint-Pierre n’est mort que sept mois après le 7 septembre 1378.
  2. Le pape élu s’appelait Barthélemi de Prignano, dit des Aigles, archevêque de Bari, suivant M. Fleury, le vendredi 8 avril, intronisé le 9, et couronné solennellement le 18, jour de Pâques. L’Art de vérifier les dates place son élection au 9 avril, apparemment parce qu’eiie ne fut publiée que ce jour-là. Barthélemi de Prignano prit le nom d’Urbain VI.