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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/308

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tres sur le pont. Adonc s’ensonnièrent les charretons autour de leurs chars, et ôtèrent les deux mateaux où les traits sont, et les jetèrent dedans les fossés. Lors dirent les gardes aux charretons : « Pourquoi n’allez-vous avant ? » Adonc prirent les gardes les chevaux et les chassèrent avant, et les chevaux passèrent outre et laissèrent les chars tout cois, car ils étoient dételés. Adonc aperçurent les gardes que ils étoient déçus et trahis, et commencèrent à frapper après les charretons, et les charretons à eux défendre, car ils étoient bien armés dessous leurs robes, et gens de fait et d’emprise. Si occirent deux des gardes : ils furent tantôt secourus ; car le sire d’Escornay et sa route les poursuivoit fort ; et vinrent jusques à la ville. Les gardes s’enfuirent par la ville, criant : « Trahi ! trahi ! » Mais avant que la ville fût estourmie ni recueillie, ces gens d’armes entrèrent ens en occiant tous ceux que ils rencontroient et qui à défense se mettoient ; et crioient en venant sur la place : « Ville gagnée ! » Ainsi fut Audenarde reprise ; et y ot de Gantois, que morts que noyés, bien trois cens ; et y fut trouvé grand avoir qui étoit à François Acreman ; et me fut dit que il y avoit bien quinze mille francs.

Les nouvelles furent sçues en plusieurs lieux, comment Audenarde, en bonne trève, avoit été prise des François. Si en furent ceux de Gand par espécial courroucés durement : ce fut bien raison, car il leur touchoit moult de près. Et en parlèrent ensemble, et dirent que ils envoyeroient devers le duc de Bourgogne en remontrant comment, en bon répit et sûr état, Audenarde étoit reprise, et que il leur fit ravoir, ou autrement la trève étoit enfreinte. Ils y envoyèrent ; mais le duc s’en excusa, et dit que il ne s’en mêloit, et que, si Dieu lui pût aider, de l’emprise du seigneur d’Escornay il n’en savoit rien ; et dit que il lui en escriproit volontiers, ainsi qu’il fit. Il lui en escripsit, en mandant que il la voulût rendre arrière, car ce n’étoit pas honorable ni acceptable de prendre en trève et en répit ville, chastel ni forteresse. Le sire d’Escornay répondit aux lettres du duc de Bourgogne et aux messages, et dit que toujours la garnison d’Audenarde lui avoit fait guerre en trèves et hors trèves et tollu son héritage, et que à eux il n’avoit donné ni accordé nulles trèves, et que il avoit pris Audenarde eu bonne guerre, si le tiendroit jusques à ce jour que Flandre et Gand seroient tout un, comme son bon héritage, car point n’en avoit ailleurs qui ne fût tout perdu pour la guerre. Les choses demeurèrent en cel état, ni on n’en put autre chose avoir. De la petite garde François Acreman en fut grandement blâmé, et par espécial du seigneur de Harselles ; et tant que François s’en courrouça au chevalier, et en prit paroles dures et haineuses, et dit que en tous cas il s’étoit mieux acquitté envers ceux de Gand que n’étoit le dit chevalier ; et se monteplièrent les paroles entre eux deux tant que ils se démentirent. Assez tôt après le sire de Harselles fut occis ; et veulent dire les aucuns que François Acreman et Piètre du Bois le firent occire par envie.

En ce temps avoient requis les Gantois au roi d’Angleterre à avoir un gouverneur, vaillant homme et sage, qui fût du lignage et du sang du roi ; si que le roi et son conseil envoyèrent à Gand un de leurs chevaliers, vaillant homme et sage assez, pour avoir le gouvernement de la ville, lequel étoit nommé messire Jean le Boursier. Celui ot le gouvernement de Gand plus d’un an et demi.


CHAPITRE CCXXII.


Comment le duc d’Anjou trépassa auprès de Naples. Et du mariage fait de Jean de Bourgogne et Marguerite sa sœur aux fils et fille du duc de Bavière, comte de Hainaut.


Vous avez bien ci-dessus en celle histoire ouï recorder comment le duc d’Anjou, qui s’escripsoit roi de Sicile et de Jérusalem, alla en Pouille et conquit tout le pays jusques à Naples. Mais les Napolitains ne se vouldrent oncques tourner de sa partie ; ainçois tenoient et soutenoient, et avoient toujours tenu et soutenu la querelle de messire Charles de la Paix. Le duc d’Anjou demeura trois ans tout entiers sur ce voyage. Si pouvez bien croire que ce fût à grands coûtances, et que il n’est finance nulle, tant soit grande, que gens d’armes ne exillent et mettent à fin ; car qui veut avoir leur service, il faut que ils soient payés, autrement ils ne font chose qui vaille. Certes ils coûtèrent tant au duc d’Anjou que on ne le pourroit nombrer ni priser ; et ceux qui le plus effondoient son trésor, ce furent le comte de Savoye et les Savoyens. Toutefois le comte de Savoye, dont ce fut dommage, et moult de sa chevalerie, mou-