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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/309

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[1384]
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LIVRE II.

rurent en ce voyage. Et affaiblit le duc d’Anjou grandement de gens et de finance, et renvoya à ces deux choses au secours en France. Ses deux frères, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, ne lui vouldrent pas faillir à son besoin ; et dirent que ils le reconforteroient et rafreschiroient de gens et de finance. Si avisèrent ces deux ducs, lesquels en France étoient taillés d’aller en ce voyage. Tout avisé, regardé et imaginé, on n’y pouvoit meilleurs ni plus propices envoyer, pour avoir connoissance de toutes gens d’armes, que le gentil seigneur de Coucy, et avecques lui le seigneur d’Enghien, comte de Conversan, lequel comté gît en Pouille. Ces deux seigneurs en furent priés et requis du roi de France et de ses oncles. À celle requête ils descendirent moult volontiers, car elle leur étoit hautement honorable. Si ordonnèrent leurs besognes et se mirent au chemin tout au plutôt que ils purent, avecques belle charge de gens d’armes. Mais quand ils furent venus jusques en Avignon, et entrementes que ils entendoient à leurs besognes pour passer outre, et faisoient passer leurs gens, nouvelles certaines vinrent que le duc d’Anjou étoit mort en un chastel de-lez Naples[1]. Le sire de Coucy, pour ces nouvelles, n’alla plus avant ; car bien véoit que son voyage étoit brisé. Mais le comte de Conversan passa outre, car il avoit à faire grandement en son pays, en Pouille et en Conversan.

Ces nouvelles furent tantôt sçues en France et notifiées au roi et à ses oncles. Si portèrent et passèrent la mort du roi de Sicile au plus bel qu’ils purent.

Quand madame d’Anjou, qui se tenoit à Angers, entendit ces nouvelles de son seigneur que il étoit mort, vous pouvez et devez croire et savoir que elle fut moult troublée et déconfortée.

Sitôt que le comte de Guy de Blois, qui étoit cousin à la dite dame, lequel se tenoit pour le temps à Blois, sçut les nouvelles, il se partit de Blois atout son arroy et vint vers sa cousine à Angers, et se tint de-lez elle un grand temps en la conseillant et réconfortant à son loyal pouvoir. Depuis s’en vint en France la roine qui s’escripsoit roine de Naples, de Sicile de Pouille, de Calabre et de Jérusalem, devers le roi et ses oncles, les ducs de Berry et de Bourgogne, pour avoir le conseil et le confort d’eux ; et amena ses deux enfans avecques elle, Louise et Charles.

La dame fut conseillée des nobles de France et de son sang, que elle se trait en Avignon devers le pape, et prensist la possession de la comté de Provence qui est terre appartenant au roi de Sicile, et se fit couronner du royaume de Sicile. La roine crut ce conseil ; et se ordonna pour aller vers Avignon et de y mener son ains-né fils, le jeune Louis, que partout on appeloit roi par la succession du roi son père. Mais ces choses ne se purent pas sitôt accomplir comme je le devise.

Tout cel hiver s’ordonnèrent les François pour envoyer en Escosse, et furent les trèves de France et d’Angleterre ralongées, et de tous les conjoints et adhers à leur guerre, de la Saint-Michel, jusques au jour de mai. Si firent faire grandes pourvéances par terre et par mer. Et étoit l’intention du conseil de France que à l’été qui venoit, on feroit forte guerre à tous lez ; et s’en iroit en Escosse l’amiral de France atout deux mille lances, chevaliers et écuyers ; et d’autre part en Languedoc, en Auvergne et en Limousin, le duc Louis de Bourbon et le comte de la Marche iroient atout deux mille combattans, pour reconqérir aucuns chastels que Anglois et pillards tenoient, qui moult travailloient le pays. Et faisoit-on faire et ordonner en Picardie et en Hainaut grand’foison de haches pour le voyage d’Escosse ; et cuire en Artois, à Lille, à Douay et à Tournay grand’foison de biscuit ; et toutes autres pourvéances appareiller selon la marine en mouvant de Harefleur[2] et venant toutes les bandes et les côtières de mer jusques à l’Escluse ; car c’étoit le principal hâvre là où on tendoit à monter.

La duchesse Jeanne de Brabant, qui étoit vefve de son mari le duc Wincelent de Bohême qui mort étoit, pour lequel trépas elle avoit eu grand douleur, car elle avoit perdu bonne compagnie et sollacieuse, se tenoit à Bruxelles entre ses gens. Si lui déplaisoit grandement le troublement que elle véoit en Flandre ; et volontiers

  1. Louis, duc d’Anjou, mourut à Bisaglio, dans la terre de Bari, suivant les grandes Chroniques de France, le 7 septembre ; suivant Giannone, le 7 octobre ; suivant Sismondi, le 10 octobre, et suivant l’Art de vérifier les dates, dans la nuit du 20 au 21 septembre 1384.
  2. Le long de la côte en allant du côté de Harfleur.